Le thermomètre affichait -2°C. Un froid inhumain s'abattait sur les lieux. Toute vie humaine semblait avoir quitté ces montagnes, si belles, si charismatiques mais si inaccessibles et indomptables. Et pourtant, quelques créatures humaines erraient dans ces lieux. Trainant le pas vers des destinations inconnues ou squattant les bas-côtés des routes sinueuses et serpentées menant au Nord-ouest de la Tunisie. Les vendeurs de fleurs, chercheurs de chimères L'image est la même toutes les années. Qui n'a, un jour, pas, rencontré, en prenant la route menant vers Aïn Drahem, via Amdoun, cette vingtaine de gamins, qui, par tous les temps, squattent les bas-côtés vendant des fleurs sauvages cueillies des montagnes où ils habitent ? Ces enfants, mal-vêtus, qu'il pleuve, qu'il vente ou qu'il neige, sont toujours fidèles au poste. Ils prennent très à cœur leur mission. Quoi de plus normal puisqu'il s'agit-là de leur ultime gagne-pain. Et pourtant, il faisait un froid qui bloque les os et mutile les muscles. Que dire quand il s'agit de corps frêles, peu vêtus et affamés. Ils devraient avoir entre 5 et 12 ans. Certains d'entre eux étaient pieds nus. Ils devraient par ce temps-là, être bien au chaud, chez eux. Sauf que là où ils vivent, les demeures ne le sont jamais. Passons. On s'arrête à chaque fois pour papoter avec ces petits êtres délaissés seuls à la merci des intempéries et des risques routiers. En les abordant, on voit ces regards affolés et touts contents que l'on soit allé à leur rencontre. Ceux ou celles qui sont plus loin, viennent se rejoindre à nous en courant. Premier réflexe, ils se bousculent pour nous proposer leur marchandise : les fameuses fleurs jaunes et blanches. On voyait ces mains nues, sans gants, écorchées et griffées par le froid offrir des fleurs sauvages. On voyait ces habits peu épais, ces têtes nues et parfois de tous petits pieds sans souliers. Nul n'a besoin d'être une grande lumière pour y lire la misère quotidienne qui tenaille ces gamins et la précarité à laquelle ils seront voués. Second réflexe : on nous demanda toujours avec leur sourire innocent si l'on avait du chocolat, des biscuits ou des bonbons. Parce que dans ces lieux déserts, nul espace pour la vente de ces petits riens dont les citadins jouissent et qui, pour ces enfants, représentent un trésor, un bien précieux, voire une denrée rare. Heureusement, qu'habitués à voir ces images depuis des années, on a pensé s'armer cette fois-ci de toutes ces petites « folies » dont raffolent un enfant. Regards émerveillés, obnubilés par ces couleurs chatoyantes et vives, ils mettent à l'abri leur «marchandise» et accueillent ces confiseries qu'ils ne voient que dans l'écran télévisé ; si déjà ils sont assez riches pour en avoir ; ou encore dans les paquets dévorés et jetés par les routiers roulant à la hâte pour aller profiter de leur week-end dans le confort rustique des hôtels de Tabarka et Aïn Drahem. On les quitta la mort dans l'âme se demandant quel avenir attend ces enfants ? Sont-ils scolarisés ? Où sont leurs parents ? Comment laisse-t-on traîner sa progéniture de 5 ou 8 ans sur les bordures d'une route dangereuses par un temps aussi dur ? La réponse ne s'est fait pas attendre. Précarité accablante Voilà trois ans maintenant que cette région galère contre des vagues de froid jamais connues auparavant. Et pourtant, ni l'infrastructure, ni les maisons, ni l'électricité ou les moyens de chauffage ne sont pas subvenus par l'Etat et les autorités locales. Des catastrophes naturelles ont eu lieu l'an dernier. Un an après, en vérifiant l'état des lieux, rien n'a été amélioré. La région souffre toujours de précarité, de pauvreté et manque des moyens les plus élémentaires de la vie. Avant d'entrer dans la ville d'Aïn Drahem, on rencontre les femmes de la région dans les champs enneigés. Gueuses, légèrement vêtues, elles longeaient les bas-côtés des montagnes ou traversaient hâtivement la route couverte de verglas alourdies par le tas de bois attaché à leur dos. On s'arrête. On va vers elles avec la conviction amère que depuis des années, ces femmes-là, se battent pour survivre et nourrir les ventres affamés qui attendent un miracle. En abordant l'une d'elle, elle se confia à nous : «Oui, on continue à travailler malgré le froid glacial qu'il fait. On n'a pas trop le choix. On galère et quand il neige, on angoisse parce que les glissements de terrain envahissent tout, détruisent nos maisons et nous coupent du reste du monde ! Chaque année, à l'arrivée de l'hiver, on vit dans la panique totale parce que l'on est toujours laissé à notre propre sort. Personne ne nous prend en charge. Ni le gouverneur, ni les autorités locales ne se soucient de notre quotidien et ne font d'efforts pour régulariser notre situation.» Sa «collègue» et voisine des champs nous invita à aller chez elle, dans leur petit village au cœur de la montagne. On la suivit. La boue empêchait notre avancée mais on tenait à aller voir les coulisses pour voir de nos propres yeux la réalité amère et cruelle de nos concitoyens, les oubliés. Que fut notre effarement en visitant ces lieux. Une pauvreté humiliante et accablante régnait sur ce petit village fantomatique. Les tous petits logis était sombres, dépourvus de tout moyen d'échauffement, le toit était une sorte de tôle nervurée sur lequel on déposait plusieurs reliques pour que ça tienne mieux contre le vent, la neige et le froid. Les murs étaient fissurés risquant de lâcher à tout moment. Entre sourires, larmes, émois et colère, ces femmes tunisiennes nous racontaient leur misère quotidienne et celle de leurs enfants obligés de quitter leurs études parce qu'ils n'ont plus les moyens de les scolariser et de payer le bus qui passaient les prendre tous les jours vers les écoles lointaines. «Je me fais soigner contre le cancer du sein. Vous voyez bien mes mains enflées et mon état fatigué ? Je n'ai pas les moyens d'aller faire mes séances de chimiothérapie à Tunis ! C'est loin et il me faudra, rien qu'en transport, 50d ! Mes soins ne sont pas pris en charge. J'ai beau courir, insister, quémander mon droit. Rien n'y fait. Je me suis laissé aller. Je baisse les bras. Mon souci c'est mes deux enfants. Ils sont orphelins. Quel avenir auront-ils après avoir été obligé d'interrompre leur scolarité ? De plus comme vous le voyez, la maison que je leur ai construite après des années de labeur dans les champs, est menacé d'être détruite par le glissement de terrain. Voyez-là la grande roche, tous les soirs je prie qu'il cesse de pleuvoir parce que je vis dans l'angoisse que cette roche-là finisse dans la chambre de mes enfants.» On quitta les lieux. Une boule à la gorge et les larmes aux yeux. Cette injustice sociale, cet oubli ne devrait plus être permis après une révolution dont les premières étincelles étaient bien les droits de l'Homme, le droit de tout Tunisien à la dignité et à la justice sociale. Pendant que ces pauvres gens galèrent tous les jours, la classe politique s'entretue pour des intérêts personnels et oublie que le soucis premier du Tunisien, n'est ni son identité, ni ses idéaux mais bien la vie de tous les jours et l'angoisse de la précarité.