Depuis quelques années, chaque 13 août, une grande fiesta est organisée au palais de Carthage. On y invite « la crème » de la société tunisienne féminine (entendez par là, celles qui ne sont pas personae non gratae pour l'institution de Carthage). Nous revêtons nos plus beaux habits, ajustons nos rouges à lèvres devant la glace et perfectionnons nos brushings chez le coiffeur pour y assister. Chaque année, un homme (pas toujours le même) vient, face à nous, faire un éloquent discours empreint de beaux slogans en notre faveur. Et, chaque année, nous sommes, pendues à ses lèvres, dans l'attente d'un signe, d'un message, d'un espoir. Chaque année, on nous sert des « bonne fête mesdames », parfois on nous offre des fleurs, et souvent on nous sort des discours grandiloquents. On appelle ça la fête de la femme. Fête qu'on célèbre chaque année dans la plus grande allégresse avant de retourner, le cœur gros, à nos préoccupations quotidiennes et au plafond de verre qui pèse sur nos têtes.
L'égalité successorale était une brèche, ouverte l'espace de quelques années. Comme un vortex spatio-temporel, elle tranchait avec le climat ambiant, fait de régression des valeurs, de mélange « traditio-religieux » et de patriarcat oppressant. Cette brèche a fait miroiter un avenir radieux à de très nombreuses – et nombreux - défenseuses des droits humains, pas seulement des droits des femmes. Celles et ceux qui estiment que considérer deux citoyens comme parfaitement égaux devant la loi, en droits et en devoirs, indépendamment de leur sexe, est tout simplement naturel. Ceux qui estiment que malgré leurs différences et leurs spécificités, la loi ne devrait faire aucune distinction entre les deux. Cette brèche s'est, visiblement, très vite refermée.
A-t-elle simplement été vraiment ouverte ? L'égalité successorale a été cet appât dont feu Béji Caïd Essebsi voulait se servir pour sortir par la grande porte et marquer son nom dans l'histoire comme son mentor Habib Bourguiba. Il a aussi été ce lourd fardeau dont les pseudo-progressistes ne savaient que faire car il risquait de les priver des voix de l'électorat conservateur et d'alliances futures et possibles. Peu nombreux ont été ceux qui se sont clairement déclarés en faveur de l'égalité dans l'héritage. Certains timorés ont préféré éluder la question, d'autres se sont contentés de dire que ce n'était pas la priorité du moment et que les urgences étaient ailleurs. Pour ceux-là, les libertés demeurent un luxe auquel on ne pourra avoir le loisir de penser que lorsque tous nos problèmes socio-économiques seraient définitivement résolus. Autrement dit, jamais.
Kaïs Saïed avait commencé son discours avec une note d'espoir pour toutes ces femmes qui étaient venues l'écouter. Celles auxquelles il a rendu visite ce matin, et qui l'ont accueilli vêtues de leur bleu de travail, et toutes celles qui, sur leur 31, lui ont fait face hier soir. La Première dame, dans son bleu roi éclatant, et toutes ces femmes artistes, intellectuelles, sécuritaires, politiques…qui l'écoutaient attentivement pendant qu'il broyait leurs espoirs dans un océan de références historiques et littéraires très peu de circonstance. « L'Etat n'a pas de religion… […] Comme s'il y avait une différence entre les citoyens et les citoyennes ! […] Les textes coraniques sont clairs et sans équivoque au sujet de la succession ». Que retenir de toutes ces contradictions ? Que le poids des traditions a la vie dure et qu'il est trop lourd pour être délogé. Que la religion reste un fourre-tout avec lequel on peut tout justifier, sans laisser place à la logique et à l'argumentaire. Qu'il suffit de citer Dieu pour clore le bec à son adversaire, même si on ferme les yeux sur d'autres paroles qu'on aurait attribuées à ce même Dieu. Tant que cela nous arrange…
A l'image de nos paradoxes, de nos contradictions et de notre si grande hypocrisie, l'égalité successorale devra attendre une société meilleure. Une société qui sera prête à l'accueillir et à lui accorder une place.
On commencera à y croire lorsque la robe bleue étincelante de la femme du président ne sera pas LE grand événement de la journée. Lorsque cette grande Dame, magistrate, instruite et d'une grande élégance morale, sera saluée autrement que pour la beauté de ses habits et de son maquillage. Lorsqu'on ne demandera plus à cette « femme de président » rester si sage et silencieuse dans l'ombre de son mari, mais de servir d'exemple et d'inspiration à de nombreuses Tunisiennes. Il n'y a pas que l'exemple de Leila Ben Ali à citer, il y a aussi celui de nombreuses autres Premières dames dans le monde, connues pour leurs multiples engagements. Lorsque les femmes pourront sortir dans la rue sans qu'on les regarde de travers ou qu'on les harcèle, peu importe qu'elles soient vêtues de leur hijab ou de leur micro-short. Lorsque la femme aura le droit, sans être jugée, de choisir de s'investir dans une carrière ou dans une famille. Ou les deux à la fois. Lorsque la parité ne sera plus considérée comme un fardeau dont on se débarrassera en ajoutant des noms de femme tout en bas des listes électorales avec la conviction qu'elles ne décrocheront aucun siège. Lorsque les femmes siègeront elles aussi - et pas qu'en minorité – dans les conseils d'administration des entreprises, dans les grands postes de décision, dans les gouvernements et dans les hautes institutions. Où leur congé maternité et la garde de leurs enfants ne représenteront pas un frein à leur ambition. Lorsque la femme violée ne sera pas questionnée sur sa tenue et l'épouse battue ne sera pas martyrisée car « elle l'a un peu cherché ».
Oui la femme tunisienne a de nombreux acquis, oui elle a de la chance si on la compare aux pays les plus rétrogrades dans lesquels elle est lapidée pour adultère, ou emprisonnée pour avortement. Mais, elle reste une citoyenne de seconde zone encore tributaire d'un homme. Pour en sortir, la voie reste longue et semée d'embûches...