Sans programme électoral à proprement parler, sans moyens financiers, sans lobbies et sans parti politique derrière lui, Kaïs Saïed a été élu président de la République avec plus de 72% des suffrages. Son secret ? Il réside en un mot : l'intégrité. 25 juillet 2021, cette véritable marque de fabrique est revenue sur la surface. La corruption dont souffre le pays depuis des décennies, et spécialement sous Ennahdha, a fait que les Tunisiens aient besoin d'une personne intègre pour les diriger. Il y a une conviction profonde que c'est la seule qualité qui vaut pour qu'un dirigeant puisse sauver le pays. Six mois après le coup d'Etat, on constate que l'intégrité ne peut en aucun cas, à elle seule, sauver un pays et on remet carrément en question l'intégrité présidentielle. « Que plus personne ne me parle de l'intégrité du président !», s'est ainsi exclamé Haythem Mekki, dans sa chronique quotidienne de Midi Show sur Mosaïque FM. Pour que le chroniqueur se permette un avis si tranché sur les ondes de la radio la plus écoutée du pays, il faut que le président ait multiplié les impairs.
Pour qu'une personne soit qualifiée d'intègre, il faut qu'elle soit au dessus de tout soupçon. Et si jamais, par accident, la justice lui demande des comptes, elle se doit de se présenter et de laver son honneur. Justement, Kaïs Saïed a été épinglé par le rapport de la Cour des comptes s'agissant de sa campagne électorale. Il a bénéficié de l'apport de plusieurs pages Facebook dirigées depuis la Tunisie et l'étranger, ce qui est contraire au code électoral. La justice s'est emparée dernièrement de cette affaire et une instruction a été ouverte. Plusieurs candidats ont été convoqués pour être interrogés à ce sujet, mais le parquet s'est abstenu de convoquer Kaïs Saïed pour raison d'immunité présidentielle. Malgré la polémique ayant accompagné cette histoire, le président de la République a continué comme si de rien n'était. Il aurait pu, pourtant, accepter de mettre entre parenthèses son immunité pour clore le dossier. A moins qu'il ne soit vraiment coupable…
La question de l'intégrité n'est pas qu'une affaire d'argent, c'est aussi une question de comportement, de crédibilité, de déontologie… Et il se trouve que Kaïs Saïed a perdu toute crédibilité aux yeux d'un large pan de la population tunisienne et même des partenaires étrangers. Il y a tout d'abord cette question de parjure. Il a juré, à maintes reprises, de respecter la constitution à la lettre, mais il l'a violée depuis le 25 juillet et notamment le 22 septembre avec son décret érigé supérieur à la constitution carrément. Il a promis, au lendemain de son putsch, de faire tout revenir en ordre sous trente jours. Promesse non tenue. Ses discours sont remplis de contrevérités, de conspirationnisme et de contradictions. La plateforme tunisienne de Fact Checking (vérification des informations), Falso.tn, a élaboré une mini-étude à partir des discours de Kaïs Saïed depuis le 25 juillet et a dénombré pas moins de 114 contrevérités en six mois, dont 35,8% de fausses informations.
Vu qu'il s'est accaparé de tous les pouvoirs, Kaïs Saïed n'est plus responsable de ses propres propos et actes seulement, il est également comptable de tous les manquements du gouvernement et de l'appareil de l'Etat. Dans la matinée du mardi 1er février 2022, les Tunisiens ont été surpris par deux décisions. L'augmentation des prix du carburant, entrée en vigueur la veille à 22 heures (coïncidant exactement avec le couvre-feu) et la mise en application de la nouvelle taxe de 0,1 dinar pour chaque ticket de caisse d'une grande surface. Le gouvernement n'a fait aucune communication préalable en total mépris des Tunisiens. Idem en ce qui concerne les retards enregistrés dans le règlement des salaires des fonctionnaires de plusieurs administrations ou encore l'absence carrément de versement de salaire pour certains, comme c'est le cas des membres de l'Instance nationale de lutte contre la corruption. Ce manque de considération envers les Tunisiens relève d'un manque d'intégrité du pouvoir et c'est Kaïs Saïed lui-même qui en endosse la responsabilité.
Sur les réseaux sociaux, et suite à ces retards de salaire et ces augmentations sans préavis, les Tunisiens ont choisi de faire tourner en dérision le président de la République, sans le nommer. Ainsi, cette blague qui fait le buzz depuis ce matin, sous deux variantes. L'une d'elle raconte l'histoire « des membres d'une famille, propriétaire d'un restaurant, à la recherche d'un nouveau gérant, différent de ceux qu'ils ont eus les dix dernières années, tous des voleurs et des fraudeurs. Leur unique critère de choix est qu'il soit quelqu'un d'intègre, sans nécessité qu'il soit expérimenté en restauration ou en management. La famille a fini par en trouver un, mais s'est rapidement rendu compte que le nouveau gérant ne différencie pas entre millimes et dinars. Ils ont voulu lui recruter un caissier, mais le gérant a refusé, exigeant de diriger tout seul. Au bout d'un mois, il a décidé de changer le menu, sans même consulter le chef cuisinier, alors qu'il est incapable de cuire une omelette. Pour les convaincre de la justesse de son nouveau menu, le gérant a déclaré aux membres de la famille qu'il a mis une boite de suggestions à l'entrée du restaurant, parce qu'il croit que les clients désirent le changement. Le souci est que chaque fois qu'un client se plaint du repas, il a droit automatiquement à un florilège d'injures et il peut même se trouver en prison. L'essentiel, conclut ironiquement la blague, est que le nouveau gérant soit intègre ! ».
Au-delà de l'ironie de cette situation dramatique par laquelle passe la Tunisie, il y a une réelle déconnexion entre le président de la République et ce qui se passe dans le pays. Alors que les caisses sont vides, que les Tunisiens subissent les pénuries et les augmentations des prix, le président de la République parle de TGV et de consultation populaire. Ses soutiens agitent, pendant ce temps-là, la théorie du complot et parlent d'Etat profond et de gens mal intentionnés qui essaient de saboter le travail du président. Cette déconnexion entre le pouvoir et le pays réel démontre que Kaïs Saïed a failli à sa mission. Et ceci est, à lui tout seul, suffisant pour remettre en doute l'intégrité du président de la République.