Il nous débite son laïus tel un automate. Expression figée, arabe littéraire, diction monocorde, fixation sur la question juridique. On a pris le pli maintenant. Assommant. (Il y a eu, à sa décharge, deux ou trois phrases en dialectal, une blague incompréhensible et un sourire). De programme, il n'y en a pas, et c'est lui-même qui le dit. Lui, c'est le potentiel futur président de la République ; celui qui a mathématiquement le plus de chance d'accéder à la magistrature suprême. Kaïs Saïed a daigné, enfin, donner sa première interview de candidat à la chaîne nationale. Kaïs Saïed est intègre, indéniablement. Il semblait sincère en exposant sa vision des choses. Une vision tantôt brouillonne, tantôt emplie de naïveté, le plus souvent utopique voire ubuesque. Est-ce que l'intégrité est la seule qualité dont un candidat devrait faire montre ? Quid de la compétence, d'une vision stratégique concrète, de la question économique, d'une posture d'homme d'Etat ? A l'issue de cette interview, qu'a-t-on réellement retenu ? Un candidat qui ne maîtrise pas grand-chose, si l'on exclut le droit constitutionnel (et encore !) qui parle dans le vague sur les politiques étrangère et économique. Pas très rassurant. Mais ce qui l'est, peut-être, c'est que Kaïs Saïed s'engage à respecter les lois et la constitution et ne compte pas imposer, à titre d'exemple, son projet de changement de régime. Sachant qu'il n'aurait probablement pas les moyens parlementaires pour le réaliser, il assure qu'il s'inclinera et continuera à siéger tranquillement à Carthage. Alors ceux qui nous cassent les oreilles à longueur de journée que Kaïs Saïed sera la solution à tous nos problèmes, le dépeignant comme le messie sauveur du peuple, qu'ils nous épargnent leurs envolées lyriques et qu'ils descendent sur terre.
Kaïs Saïed sera un président rassembleur et fédérateur, il l'a dit et promis. Il œuvrera aussi à ce qu'il n'y ait aucun retour sur les libertés et les droits acquis de la femme. Il se veut rassurant. Mais peut-on être rassembleur et fédérateur lorsqu'on exclut de l'équation la question des droits humains ?
Une société ne peut évoluer qu'en ayant une impulsion politique derrière. Ancrer les principes des libertés individuelles dans une société ne se fait pas des bases, mais d'une volonté politique d'instaurer un progrès social par des réformes. Pour Kaïs Saïed, la question ne se pose pas. Il n'y aura pas de retour en arrière certes, mais pas de bond vers l'avant. Puisque le bon peuple ne le demande pas, gardons le statu quo !
Les droits humains et les libertés sont indivisibles et interdépendants. Quand on est contre l'égalité entre les femmes et les hommes en préférant plutôt invoquer l'équité pour botter en touche, on se positionne en dehors de cette configuration. On fait montre d'un conservatisme réactionnaire. Quand on « caricaturise » publiquement la question de l'homosexualité en déclarant qu'un homme n'aimerait pas se voir demander la main de son fils par un autre homme (sic.), on n'a plus le droit de s'ériger en défenseur de la justice et de l'équité. Les droits humains qu'ils soient politiques ou civils sont indivisibles parce qu'en améliorant l'un on fait progresser l'autre. On ne peut donc dissocier le droit au développement, l'égalité devant la loi, la liberté d'expression, le droit à la vie ou les droits économiques et sociaux. Les droits humains constituent un cadre global. C'est un tout. Ils sont interdépendants parce que chaque droit acquis est nécessaire pour la réalisation d'un autre. S'il y a violation, elle aura des conséquences intrinsèques. Cela Kaïs Saïed semble l'omettre.
Après, qu'un candidat affiche des positions rétrogrades, mais qui s'engage tout de même à respecter les lois, ça peut à la limite s'accepter. Ce qui l'est moins, c'est qu'une certaine gauche, qui se targue de son militantisme pour les droits humains, soutienne ce même candidat. Une aberration.