La nouvelle vague d'arrestations de personnalités politiques ne laisse aucune place au doute, le président Kaïs Saïed ne supporte plus l'opposition à son œuvre hégémoniste. Il est des petites phrases qui résument tout. Mercredi 22 février 2023, lors de sa visite aux laboratoires pharmaceutiques publics, Siphat, Kaïs Saïed s'est tourné vers ses accompagnateurs pour dire : « celui qui ose les innocenter n'est qu'un complice ». Le message du président de la République s'adresse aux magistrats. Et il a été reçu 5/5 par certains d'entre eux. Ce même mercredi, deux nouvelles arrestations de personnalités politiques ont été effectuées, Issam Chebbi, du parti Al Joumhouri et Chaïma Issa, militante du Front de salut. Il devait y avoir une troisième, celle du militant Jaouhar Ben Mbarek, du même front, mais ce dernier n'était pas à son domicile lors de la descente de police. Cette nouvelle vague d'arrestations suit une autre, une dizaine de jours plus tôt et a touché un nombre de lobbyistes, d'avocats, de syndicalistes, de dirigeants de parti et le directeur de la radio la plus écoutée du pays. « Les dossiers sont vides, les procédures ne sont pas respectées, les perquisitions sont illégales », s'étranglent les avocats. Peu importe, les juges d'instruction ne s'embarrassent plus de ce genre d'arguments et multiplient les mandats de dépôt. L'un d'eux prononça cette phrase qui restera, sans aucun doute, dans les annales judiciaires de cette période noire que vit actuellement la Tunisie. Invité par les avocats à interroger leur client sur les crimes qui pèsent sur lui, le juge d'instruction se serait exclamé : « Y a-t-il un crime déjà pour que je puisse l'interroger ? » Les juges d'instruction sont entre le marteau et l'enclume. Ils sont dans une relation perdant-perdant. Soit, ils perdent la face s'ils obtempèrent aux volontés du régime, soit ils perdent leur poste. Le président de l'Ordre des avocats, Hatem Mziou a commenté cette situation en ces termes : « J'appelle les juges, malgré les difficultés, à faire preuve de courage, d'audace et de sagesse pour assurer l'indépendance de la justice et exercer en toute neutralité (…) Pour ce qui est des pressions, celui qui respecte la loi n'a rien à craindre et si un juge a peur il doit changer de fonction (…) la justice doit appliquer la loi ! ». Sera-t-il entendu pour autant ? Les pressions et les ingérences de l'exécutif sont telles que la peur semble régner en maître.
Avant d'attaquer les personnalités politiques, Kaïs Saïed a commencé par les magistrats et a tout fait pour les mettre au pas. Il a dissous le Conseil supérieur de la magistrature en février 2022 et a limogé 57 magistrats en juin. Ni la polémique, ni les condamnations et inquiétudes internationales ne l'ont dévié de sa trajectoire. Le message est clair, les magistrats doivent être au pas. Et gare à celui qui résiste, il a droit à des remontrances publiques. Ainsi le cas du parquet qui a été sommé il y a une dizaine de jours de procéder à l'arrestation de suspects que le président soupçonne de fomenter un attentat contre lui. C'était un vendredi soir et le parquet lui a dit qu'il va procéder à l'instruction dès lundi. Colère du président, il ordonne des interpellations et des perquisitions dès samedi à l'aube. Quelques jours plus tard, devant les caméras, il tance ce parquet indocile. Mercredi 22 février, il remet une couche en envoyant une pique à ce magistrat qui a osé libérer l'ancien président de la cour de cassation, suspecté d'être véreux. « En dépit des affaires qui pèsent sur lui, il a été libéré, gronde le président. Heureusement que les forces de l'ordre étaient là pour l'arrêter de nouveau ! ». Ce n'est pas une première, le président a multiplié, ces derniers jours, les déclarations polémiques, a violé le principe de la présomption d'innocence plus d'une fois et s'est immiscé publiquement dans des affaires théoriquement entre les mains de la justice. Paradoxalement, et pas du tout embarrassé par ses propres contradictions, Kaïs Saïed crie devant les caméras qu'il est pour une justice indépendante et l'application stricte de la loi.
Sauf que voilà, la loi n'est pas du tout respectée et les magistrats ne semblent pas agir en toute indépendance, si l'on se tient aux témoignages des avocats des différentes personnalités politiques arrêtées depuis le 11 février. L'Association des magistrats a beau appeler ses membres à ne céder à aucune instruction ou pression, elle est devenue inaudible. Contrairement aux usages, ni le parquet, ni le ministère de la Justice n'ont publié de communiqué pour expliquer aux Tunisiens ce que l'on reproche au juste à ces différentes personnalités. Aucune preuve n'a été présentée quant à leur hypothétique complot contre l'Etat. Le fait est que les personnalités arrêtées se sont retrouvées seules devant des juges intimidés par le président de la République en personne. Quelle justice peut-on espérer dans ces conditions. La première vague d'arrestations n'étant pas encore digérée, voilà qu'une deuxième arrive. Elle touche, maintenant, des figures de l'opposition de premier rang, à savoir Chaïma Issa et Issam Chebbi. Tout indique qu'elle ne va pas s'arrêter à eux. D'autres figures seraient sur la liste. Jaouhar Ben Mbarek, tout d'abord, mais aussi Fadhel Abdelkéfi, président du parti Afek, qui fait l'objet de plusieurs poursuites kafkaïennes. Il y a également Mahdi Jlassi, président du syndicat des journalistes, et quelques activistes, également poursuivis dans des affaires montées de toutes pièces. Et si c'est un pays ou partenaire étranger qui ose réagir et manifester son inquiétude par rapport à ce qui se passe dans le pays, il a droit à des remontrances publiques et des leçons de souveraineté nationale. Moins grave qu'une expulsion du territoire, comme cela a été le cas d'Esther Lynch, secrétaire générale de la Confédération européenne des syndicats. Plusieurs avocats le répètent, on nage en plein surréalisme et l'exercice politique devient dangereux. Certains avocats osent même comparer Kaïs Saïed à Zine El Abidine Ben Ali pour dire qu'il est bien plus despotique que lui. Le constat ne laisse plus place au doute, il n'est plus possible désormais de manifester son opposition à la politique du régime et toute voix discordante risque la prison, vu que la loi n'est plus respectée et que les magistrats ne sont plus indépendants. Kaïs Saïed est dans sa logique. Il estime qu'il est en train de mener une bataille nationale pour sauver le pays et que, de ce fait, toute personne qui s'oppose à lui est considérée comme traître à la nation. Visiblement convaincu qu'il détient la vérité absolue, le président estime donc que tous ses opposants et contradicteurs sont dans le tort.