Ghazi Chaouachi, ancien secrétaire général du parti Attayar, devait comparaitre hier devant le juge d'instruction dans le cadre d'une plainte de la ministre de la Justice, Leila Jaffel, sur la base du fameux décret-loi 54. Il s'est avéré ensuite que le juge d'instruction a déposé un congé maladie et l'audition n'a pas eu lieu. Les critiques autour du décret 54 et de son utilisation à outrance par les responsables gouvernementaux ont fusé comme à chaque fois que ce funeste texte est utilisé. Il punit de cinq ans de prison et de cinquante mille dinars la propagation et la production de « fausses nouvelles, de fausses données, des rumeurs, des documents faux ou falsifiés ou faussement attribués à autrui ». Il s'agit d'un texte ouvert à toutes les interprétations, assorti de peines exagérées, à l'instar de tous les textes juridiques qui avaient été utilisés par toutes les dictatures. Petite particularité supplémentaire pour ce texte : les peines sont portées au double si la « victime » de ces agissements est un agent public ou assimilé. Les juristes et les professionnels du droit apprécieront la mise en place d'une circonstance aggravante liée à la victime supposée, et non au coupable.
Au-delà de l'aspect liberticide et démesuré de ce décret 54 et de son article 24, l'on est bien obligé de faire un constat qui s'impose : le décret 54 ne marche pas et il ne sert à rien. Mettons de côté toutes les considérations politiques. Le fait que des comités de défense de politiciens critiquent le décret par lequel leur client est trainé en justice peut être frappé de subjectivité. Mais une lecture simple des faits et du texte en lui-même démontre qu'il s'agit d'un décret inutile. Selon le texte, « le présent décret-loi vise à fixer les dispositions ayant pour objectif la prévention des infractions se rapportant aux systèmes d'information et de communication et leur répression, ainsi que celles relatives à la collecte des preuves électroniques y afférentes et à soutenir l'effort international dans le domaine, et ce, dans le cadre des accords internationaux, régionaux et bilatéraux ratifiés par la République tunisienne ». L'objectif derrière la mise en place de ce texte est donc clair, il s'agit de la prévention et de la répression d'un certain type d'infractions. Considérant que ce décret a été publié le 13 septembre 2022, peut-on dire qu'il a réalisé cet objectif ? S'en est-il ne serait-ce qu'approché ? La réponse objective est évidemment non. Les soutiens du président de la République, Kaïs Saïed, se sentant au-dessus des lois, n'ont cessé de propager les rumeurs et les fausses informations. La dernière en date est la supposée arrestation du journaliste Moez Ben Gharbia. Le nombre de rumeurs fabriquées de toutes pièces et propagées via les réseaux sociaux est faramineux. Le décret n'y a rien changé. Ceux qui utilisent ce texte disent qu'il s'agit de réprimer des déclarations graves qui peuvent mettre en péril la sûreté de l'Etat. Au-delà du fait que l'Etat ne saurait être ébranlé par une simple déclaration, il faut noter que ce texte n'a pas empêché la diffusion et la propagation des plus folles rumeurs concernant, par exemple, l'état de santé du président de la République lorsqu'il avait choisi de s'éclipser pendant une dizaine de jours au début du mois de ramadan.
L'argument selon lequel ce décret servirait un intérêt général bien plus grand que la poursuite de certains politiciens ou journalistes est donc tout simplement faux. En plus, ce sont les agents publics, comme certains ministres, qui ont recours à l'utilisation de ce décret. Apparemment, ils n'ont pas entériné le fait que d'être une personnalité publique expose forcément à la critique qui peut parfois être erronée voire mensongère. Dans d'autres pays, c'est avec beaucoup de prudence et de parcimonie qu'un ministre ou un haut cadre de l'Etat recoure à la justice pour faire condamner un simple citoyen. Cette mesure et cette rationalité semblent perdues en Tunisie. Devant le flot de critiques et d'inquiétudes justifiées pour la liberté d'expression, plusieurs organismes nationaux et plusieurs partenaires étrangers ont exprimé leurs inquiétudes concernant l'utilisation du décret 54. Certains ont même nourri l'espoir de voir le président de la République, Kaïs Saïed, abroger carrément le fameux décret ou, tout du moins, le faire amender. Ces espoirs ont très vite été douchés par la position officielle de la Tunisie devant le conseil des droits de l'Homme des Nations-Unies à Genève. La Tunisie a refusé de ratifier les recommandations de l'organisme onusien dont l'annulation du décret 54 préférant se cantonner aux recommandations générales. La Tunisie a adopté une politique de procrastination et d'ajournement lors de l'examen périodique du quatrième rapport national dans le domaine des droits de l'Homme. Si l'on procède de manière objective et si l'on se mettait dans la peau de l'enquêteur qui accumule les preuves et les indices, il devient clair que l'objectif réel du décret 54 est bien de faire taire toutes les voix discordantes et de faire en sorte que sa menace plane au-dessus de tous ceux qui s'aventureraient à critiquer de manière trop ostentatoire. Ce qui est certain, c'est que le décret 54 représente un grand pas en arrière en matière de législation des droits de l'Homme en Tunisie.