L'Etat tunisien est complétement dépassé par ce qui se passe à Sfax. L'incompétence et le manque de discernement sont les maîtres-mots de l'inertie d'un système qui n'est même pas parvenu à régler, de manière définitive et durable, le problème des déchets dans la deuxième ville du pays. En plus, le pouvoir en place se permet de ne pas nommer de gouverneur à Sfax depuis plus de six mois. Lorsqu'on prend ces éléments de frustration et que l'on y ajoute des coupures régulières d'eau potable et d'électricité, le tout dans un contexte de morosité économique et de perte de pouvoir d'achat, avec des pénuries de produits de base comme le pain, l'augmentation du nombre de migrants subsahariens dans la ville ne pouvait qu'être l'allumette qui enclencherait les violences dont nous sommes témoins. Des scènes de guérilla urbaine ont lieu la nuit à Sfax où l'Etat n'est représenté que par les agents sécuritaires qui interviennent pour mettre fin aux altercations violentes entre groupes de migrants subsahariens et certains Sfaxiens qui se sont mis en tête de faire la loi tout seuls. Le fait qu'un jeune de Sfax ait été tué lors d'une bagarre de ce genre n'a fait qu'aggraver les tensions. Ce désengagement et ce relâchement de l'Etat et de son autorité ont donné lieu à des scènes honteuses où l'on voit des dizaines de migrants chassés de leurs domiciles avec femmes et enfants ou encore des dizaines de migrants allongés à même le sol, les yeux pleins de terreur, et tenus en respect par un groupe de personnes armées de gourdins et de bâtons. L'absence de l'Etat tunisien et son incapacité à gérer les flux migratoires a mis les Sfaxiens dans une situation abjecte à laquelle, malheureusement, certain réagissent de manière violente et raciste. Certains chroniqueurs dans certaines radios s'y mettent également et normalisent tranquillement un discours haineux et raciste au nom de la sacro-sainte sûreté nationale. Certains évoquent même des risques sanitaires dont les migrants subsahariens seraient responsables, ce qui ne manque pas d'ironie dans une ville qui croule sous les déchets depuis près de deux ans.
Devant tout cela, l'Etat tunisien a trouvé une « solution » aussi honteuse et abjecte que la situation à Sfax. Selon plusieurs témoignages concordants, dont celui du porte-parole du Forum tunisien des droits économiques et sociaux, Romdhane Ben Amor, les autorités tunisiennes procéderaient à des reconductions de migrants aux frontières avec la Libye, autrement dit en plein désert. Parmi les reconduits il y a des femmes enceintes et des mineurs, ce qui contrevient aux traités internationaux signés par la Tunisie. Ce même pays qui avait accueilli, les bras ouverts, l'ensemble des personnes, toutes nationalités confondues, qui avaient fui la guerre en Libye en 2011. Des camps avaient été construits et ceux qui fuyaient les balles y ont trouvé refuge. Aujourd'hui, cette même Tunisie jette des femmes et des enfants aux portes du désert, livrés à eux-mêmes. Toujours selon Romdhane Ben Amor, la conversation téléphonique entre Kaïs Saïed et Abdulhamid Aldabaiba, chef du gouvernement libyen, a porté sur cette question. Les Libyens auraient exprimé leur refus de voir les autorités tunisiennes acheminer des migrants à leurs frontières.
Voilà où nous en sommes dans ce pays qui a vécu de milliers d'années d'Histoire glorieuse et riche : on maltraite les migrants de passage sur notre territoire, nous les virons de chez eux et les traitons comme des animaux et on les renvoie aux portes du désert après les avoir dépouillés. En l'absence de politique migratoire et devant l'urgence sécuritaire du pourrissement de la situation à Sfax, les autorités tunisiennes n'ont trouvé que cette solution pour faire face. Nous nous retrouvons à appliquer les politiques que nous condamnons dans les pays européens lorsqu'ils reçoivent des migrants illégaux. Nous donnons des leçons sur l'inefficacité des solutions sécuritaires tout en les appliquant dans notre pays. Pire, on laisse les Sfaxiens se débrouiller avec les migrants dans leur ville et l'Etat n'intervient qu'en dernier ressort. Ce même Etat qui s'est montré incapable de recenser et d'identifier les milliers de migrants qui arrivent en Tunisie par voie terrestre. Ce même Etat qui s'est montré incapable de coordonner avec l'Algérie et la Libye pour cerner les flux migratoires et les routes de la migration. Ce même Etat qui s'est montré incapable de lutter efficacement contre l'écosystème qui vit de la migration clandestine à Sfax et ailleurs dans le pays. Ce même Etat dont le chef exprime, sans vergogne, son étonnement de voir les migrants affluer vers la ville de Sfax.
Entretemps, les revendications liées au développement des habitants du gouvernorat de Sfax sont reléguées au second plan vu que cette crise avec les migrants offre une belle diversion. La situation dans laquelle se trouve la ville de Sfax n'est en aucun cas du fait de l'arrivée de migrants subsahariens. Les revendications tout à fait légitimes des Sfaxiens en termes d'environnement, d'infrastructure, de santé, de transport et autres restent lettre morte devant un Etat qui a négligé, pendant des décennies, ce gouvernorat. Encore une fois, Sfax paye le prix de l'incompétence, de la négligence et de l'absence de vision de l'Etat tunisien. Peut-être est-ce la fois de trop…