Le régime de Kaïs Saïed a peur de Abir Moussi et il tient à le faire savoir. La candidate à la présidentielle du Parti destourien libre (PDL) a fait l'objet, cette semaine, d'un troisième mandat de dépôt dans une affaire montée de toutes pièces par l'Instance supérieure indépendante pour les élections (Isie). Dans les trois affaires pour lesquelles elle est détenue, Me Moussi n'a fait qu'exprimer son opinion et défendre la République. L'acharnement judiciaire dont elle est victime tourne au harcèlement. C'est un fait, le régime de Kaïs Saïed ne sait pas monter des affaires judiciaires contre ses opposants. Il bâcle tellement son travail et monte tellement mal ces affaires qu'il donne le bâton pour se faire battre et renvoie l'image, au monde entier, que ses opposants sont de pures victimes de son despotisme. C'est le cas de la trentaine d'opposants en prison depuis plus d'un an et accusés de complot contre l'Etat. L'absence de faits matériels, de preuves et d'aveux fragilise superbement l'accusation, mais le régime n'en a cure, il tient à les écarter de la scène politique, tant il craint leurs critiques et leurs manœuvres. Dans le lot des opposants qui font le plus peur au régime, l'avocate Abir Moussi, présidente du PDL est au sommet. Classée deuxième dans les sondages de la présidentielle, il n'est pas improbable qu'elle réussisse à déloger Kaïs Saïed du palais de Carthage si jamais il y a des élections libres et transparentes et organisées par une instance réellement indépendante. Mais bien qu'elle soit loin derrière Kaïs Saïed, ce dernier ne veut pas prendre le risque de la voir au second tour de la présidentielle, si jamais il y en a un. Et il a raison de s'inquiéter puisqu'il a un bilan des plus négatifs avec zéro réalisation concrète. Ne pouvant pas l'accuser de complot contre l'Etat, comme il l'a fait avec les autres opposants, et las d'attendre qu'elle fasse des erreurs, il a fini par lui en coller une. Plusieurs plutôt.
Le 3 octobre dernier, Abir Moussi est allée au bureau d'ordre du palais de Carthage, accompagnée de caméras, pour déposer une missive contre les élections à venir. Face au refus des agents de la présidence de lui remettre une décharge, elle a filmé une vidéo en direct pour prendre à témoin son large auditoire. Il n'y a pas de quoi faire tomber une mouche, mais ceci a été considéré comme un affront par le régime qui l'a faite arrêter immédiatement. Deux jours plus tard, un mandat de dépôt est émis contre elle sur la base de trois chefs d'accusations lui faisant risquer la peine capitale : attentat ayant pour but de provoquer le désordre, traitement des données à caractère personnel sans l'autorisation de la personne concernée, et entrave à la liberté du travail. L'accusation a ensuite modifié le chef d'accusation prenant en considération l'ensemble de l'article 72 du Code pénal sur les attentats contre la sûreté intérieure de l'Etat qui dispose : « Est puni de mort, l'auteur de l'attentat ayant pour but de changer la forme du gouvernement, d'inciter les gens à s'armer les uns contre les autres ou à provoquer le désordre, le meurtre ou le pillage sur le territoire tunisien ». Les vices de procédures sont à la pelle, relèvent les avocats de Me Moussi. Le meilleur d'entre eux est la date du pv antérieure à la date du délit, comme si tout était préparé à l'avance. Le 30 janvier dernier, coup de théâtre, le juge d'instruction décide d'alléger les charges et de ne retenir que les délits mineurs. Elle ne risque plus la peine de mort, mais elle reste quand même en prison. Deux semaines avant, le procureur de la République a annoncé que l'avocate doit désormais faire face à trois nouvelles instructions judiciaires, deux suite à des plaintes déposées par le régime et une suite à une plainte déposée par la centrale syndicale UGTT. Le régime cherche a priori à la maintenir en prison et ne veut pas prendre le risque de la voir libérée par un juge soucieux de son indépendance et de justice. Refusant d'être complice dans ce qui commence à ressembler à de l'acharnement, l'UGTT retire sa plainte. Il reste cependant celles de l'Isie dont les membres ont tous été nommés par le président de la République. Celle-ci reproche à Abir Moussi d'avoir remis en doute son indépendance et l'intégrité des élections de 2022-2023. Une critique ordinaire formulée par l'ensemble de l'opposition et plusieurs médias. Sauf que l'Isie n'aime pas la critique et a intenté des procès au pénal contre plusieurs empêcheurs de tourner en rond (dont Business News). Que faire si l'on a un doute sur l'indépendance et l'intégrité de cette instance ? « On se tait », semble nous dire Farouk Bouasker, président de l'Isie. Le 1er février, soit le surlendemain de la décision du juge d'instruction de l'allègement des charges, un nouveau mandat de dépôt est émis contre la présidente du PDL, sur la base du décret 54 liberticide. Pour avoir critiqué l'Isie et son président, Me Moussi risque désormais dix ans de prison. La joie (prudente) de son comité de défense n'a pas duré 48 heures. C'en est pas fini, un troisième mandat de dépôt est émis le 21 février sur la base d'une seconde plainte de l'Isie et toujours sur la base du décret 54. Ce n'est plus dix ans de prison, mais vingt ans que risque l'opposante. Durant les neuf heures de son instruction, la dame et son comité de défense ont beau montrer que la déclaration est politique, que les suspicions de fraude électorale sont légitimes et que la non indépendance de l'Isie est flagrante, cela n'a pas convaincu le nouveau juge d'instruction. Elle a beau ne pas être la seule à avoir formulé ces réserves contre l'Isie, elle est la seule à subir un mandat de dépôt.
Ça devient évident, le régime - via l'Isie - insiste pour garder Abir Moussi derrière les barreaux. Son parti ne peut même pas organiser de manifestation de soutien, comme il l'a prévu dimanche dernier, cela lui a été interdit 48 heures avant. Dans un pays démocratique, où l'opinion n'est pas un délit, les trois affaires pour lesquelles la politicienne est poursuivie auraient été classées tout de suite par le parquet. Sous le régime de Kaïs Saïed l'opinion est devenue un crime. Craignant de l'affronter politiquement et à défaut de trouver des charges solides contre elle, le régime utilise l'Isie pour abattre Abir Moussi, quitte à ajouter de l'eau au moulin de ceux qui remettent en doute son indépendance. Ce que subit Abir Moussi actuellement s'assimile sans doute aucun à du harcèlement judiciaire, comme l'a décrit son parti en décembre dernier, suite à une précédente interdiction de manifestation de soutien. En dépit de cette persécution politico-judiciaire, et malgré ses menottes aux poignets, Abir Moussi garde le moral. Elle a beau avoir multiplié gratuitement les ennemis, elle est aujourd'hui défendue par ses adversaires d'hier et les médias qu'elle a épinglé publiquement par le passé, dont Business News. Elle est considérée, comme une trentaine d'autres politiciens, comme une véritable victime du régime de Kaïs Saïed. Il s'agit là d'un statut privilégié qui offre davantage de popularité et de la sympathie aussi bien à Abir Moussi qu'aux autres prisonniers politiques.