La présidentielle 2024 ne ressemble à aucune autre de celles organisées après 2011. Aux élections précédentes, il y avait vraiment une fête électorale, il y avait des débats dans les cafés et sur les plateaux, on se moquait des uns et on adulait les autres, on rabaissait Zeïd et on idéalisait Omar. On scrutait les sondages et, le jour J, on attendait impatiemment les sondages « sortie des urnes ». Il y avait vraiment une ambiance électorale digne de n'importe quel autre pays démocratique. On n'avait rien à envier aux plus grands pays développés. Et puis, il y avait Naziha (intégrité) et Chaffeffa (transparence) qui étaient sur toutes les langues. Elles étaient la preuve que les élections se déroulaient, selon les règles. Elles étaient la preuve que l'instance électorale et les pouvoirs publics jouaient le jeu démocratique et le respectaient au pied de la lettre. La présidentielle 2024 est différente, bien différente. Point de débat, point de confrontation de programmes. Point de sondage, non plus, les instituts spécialisés ont préféré le chômage aux poursuites judiciaires. Le jour J, on le sait déjà, on n'aura pas de sondage « sortie des urnes » à 20 heures. Les médias, à quelques exceptions près, parlent de tout sauf des élections. Et quand ils en parlent, c'est en choisissant soigneusement les phrases, pour ne pas risquer d'être poursuivis. Les candidats ne parlent quasiment pas de leurs programmes, ils ne font qu'évoquer les handicaps bureaucratiques mis par l'instance électorale devant eux. Quant à Naziha et Chaffeffa, elles sont totalement absentes du paysage électoral de 2024. Leur absence est la preuve qu'il y a quelque chose qui ne tourne pas rond, aussi bien du côté de l'instance électorale que des pouvoirs publics.
Et en effet, il y a quelque chose qui ne tourne pas rond. L'instance électorale (Isie) s'est positionnée au-dessus de toute critique, après avoir multiplié les plaintes contre les politiciens et les médias. Impossible désormais de critiquer l'Isie et de remettre en doute son intégrité, sans risquer la plainte judiciaire (au moins) ou la prison (au pire). L'instance de Bouasker a imposé, avec succès, une sorte d'omerta, de quoi gâcher notre joie de vivre la présidentielle comme la vivent les citoyens des pays démocratiques. Mais il n'y a pas que l'Isie qui a gâché notre joie, il y a également le ministère de l'Intérieur. Comme l'Isie, ce ministère de souveraineté devait être au-dessus de la mêlée. Comme l'Isie, il devait être à équidistance de l'ensemble des candidats. Il y a d'abord ces arrestations des équipes de campagne de Nizar Chaâri et de Karim Gharbi (K2Rhym). La police les a attrapés et le parquet a émis contre eux des mandats de dépôt. Les membres de la campagne de M. Chaâri sont accusés de falsification de parrainages, de formation et de participation à une association de malfaiteurs, de fraude, de faux et d'usage de faux. Les quatre femmes membres de la campagne de M. Gharbi, en un temps record, ont été traduites devant le tribunal et ont été condamnées à deux ans de prison pour trois d'entre elles et à quatre ans de prison par contumace pour la quatrième. Elles sont accusées d'avoir recueilli des parrainages en contrepartie de rémunération. Que le ministère de l'Intérieur empêche les candidats de tricher, c'est une bonne chose des plus louables. Il a fait son travail dans les règles de l'art, tout comme la justice. La question est de savoir si le ministère de l'Intérieur et la Justice sont en train de faire leur travail, comme il se doit, avec tous les candidats sans exception. Et, au vu de tous les abus et de tous les mensonges proférés par des énergumènes qui se disent proches du candidat Kaïs Saïed, président-sortant, il semble bien que la réponse soit négative.
S'il n'y a rien à reprocher au ministère de l'Intérieur quant aux arrestations de tricheurs supposés, il n'en demeure pas moins que ce ministère fait actuellement l'objet de plusieurs critiques émanant des candidats. Dans un communiqué commun et historique, dix candidats « dénoncent les harcèlements arbitraires et la pression sécuritaire exercée sur de nombreux militants engagés dans les campagnes de collecte de parrainages, qui ont conduit à l'arrestation de nombreux coordinateurs et à la saisie de parrainages. Ils tiennent le ministre de l'Intérieur et le secrétaire d'Etat à la Sécurité pour responsables de cette violation de la neutralité et demandent la libération des personnes arrêtées et la restitution des parrainages saisis. Ils affirment que priver la majorité des candidats à l'élection de leur droit d'obtenir leur bulletin n°3 est une violation d'un droit constitutionnel et civil, et ouvre la voie à l'intervention du ministère de l'Intérieur et à l'utilisation illégale des appareils de l'Etat dans le processus électoral, en contradiction avec les principes les plus élémentaires des droits politiques et civils. Ils soulignent aussi qu'il aurait été possible pour l'Instance électorale de demander ce document directement aux services du ministère de l'Intérieur pour éviter un tel détournement et de telles manipulations. Ils appellent à la délivrance immédiate du bulletin n°3 à tous les candidats et rappellent que la privation des droits civils et politiques ne peut être faite que sur une décision judiciaire complémentaire et définitive, ce qui n'est le cas pour aucun des candidats. (…) Ils appellent à la neutralité de l'administration et à l'interdiction de l'utilisation des institutions de l'Etat, en particulier des délégués, des gouverneurs et des omdas (tous sous la hiérarchie du ministère de l'Intérieur NDLR), pour la collecte de parrainages en faveur d'un candidat particulier ». Les reproches au ministère de l'Intérieur ne s'arrêtent pas à ce communiqué commun. Il y a Nasreddine Shili qui dit que des policiers sont venus harceler la famille de l'un de ses collecteurs dans le domicile familial. Il y a Mourad Messaoudi qui témoigne du même harcèlement subi par ses collecteurs de parrainage, dont certains ont été convoqués au poste de la garde nationale dont le chef leur a intimé l'ordre de cesser la distribution de formulaires de parrainage. Il y a Imed Daïmi qui témoigne, dans une vidéo, comment il a été noyé dans les procédures administratives complexes et chronophages au risque de ne pas obtenir les papiers nécessaires dans les délais impartis.
Le harcèlement du ministère de l'Intérieur ne s'est pas arrêté, hélas, dans la délivrance du B3 et les intimidations policières visant les membres de la campagne. Il y a eu également des convocations de candidats devant des brigades spécialisées, suite à des plaintes déposées par le passé, contre eux. Comme par hasard, c'est maintenant en pleine période électorale, que ces brigades spécialisées se sont rappelées de ces plaintes. Ainsi, la brigade criminelle a convoqué Imed Daïmi. La brigade économique a convoqué Mourad Messaoudi, Abdellatif Mekki et Lassaad Abid. Et il ne s'agit là que des candidats qui ont eu le courage de médiatiser leurs convocations. Il y en aurait d'autres qui ont choisi de se taire. Ces multiples reproches visent, tous sans exception, le ministère de l'Intérieur et il y en a un peu trop. Le ministère de l'Intérieur s'expose gravement dans cette présidentielle et il n'avait pas à le faire. Il n'avait pas à se mettre à dos les candidats à la présidentielle qui n'ont fait qu'exercer leur droit fondamental de se présenter à une élection nationale convoquée par le président de la République et inscrite dans la constitution. Ministère de souveraineté par excellence, le département de l'Intérieur a l'obligation légale et morale d'être au-dessus de la mêlée et à équidistance de tous les candidats. En utilisant les forces de police, les délégués et les omdas, pour intimider des candidats particuliers, il s'immisce dans l'élection et favorise l'un des candidats au détriment des autres. S'il pense rendre service à ce candidat, il se trompe. Avec toutes les critiques virulentes qu'il subit, restées toutes sans réponse, il jette le doute sur sa propre neutralité et, pire, sur l'intégrité du processus électoral. Avec ses intimidations et sa bureaucratie, il entache la réputation du candidat qu'il pense soutenir. Il est en train de pousser ce candidat à vaincre sans péril quitte à ce qu'il triomphe sans gloire.