Nommé en août 2024, Kamel Maddouri a prononcé ses deux premières allocutions publiques en sa qualité de chef du gouvernement vendredi 8 et dimanche 10 novembre. C'était devant le parlement à l'occasion de la discussion du budget de l'Etat et de la Loi de finances 2025. Par le biais de ces deux interventions, les Tunisiens ont découvert leur nouveau chef du gouvernement, trois mois après sa nomination. Jusque-là, ses seules apparitions publiques étaient en voix off. Inévitablement, on ne peut s'empêcher de comparer M. Maddouri à ses deux prédécesseurs Najla Bouden et Ahmed Hachani, sur le fond et sur la forme.
Quand elle a été nommée le 11 octobre 2021, Najla Bouden avait suscité plein d'espoirs. Elle était la première femme à occuper la Primature, elle est technocrate et le président de la République pariait sur elle pour sortir la Tunisie de son marasme. À son départ le 1er août 2023, son bilan n'était pas maigre, il était néant. Elle n'a rien accompli, rien réalisé, rien bâti. Absolument rien, si ce n'est ce décret 54 liberticide qu'elle a utilisé pour bâillonner la presse et poursuivre les journalistes. D'elle, les Tunisiens ne se rappelleront que de sa sujétion devant le chef de l'Etat et son légendaire « Machallah ». Une sujétion de façade puisque Mme Bouden n'a fait que regarder à droite alors que le président de la République lui demandait de regarder à gauche. Elle voulait entreprendre les réformes structurelles douloureuses et impopulaires, alors que le président de la République adore faire du populisme et entretenir le train de vie dispendieux de l'Etat. Elle courait derrière le FMI, alors que le président de la République refuse catégoriquement cette solution. Après 22 mois, Kaïs Saïed a fini par en avoir marre que la cheffe du gouvernement, censée exécuter sa politique, n'en faisait qu'à sa tête. Elle est sortie par la petite porte. Alors qu'on a cru atteindre le fond avec Mme Bouden, son successeur Ahmed Hachani a réussi l'impossible exploit à faire pire. Comme elle, il était béni-oui-oui devant le chef de l'Etat. Comme elle, il méprisait les médias. Comme elle, il a fait du surplace. Comme elle, il a laissé derrière lui une phrase légendaire. Le « machallah » de Mme Bouden était remplacé par « azizi Kaïs Saïed ». Pire qu'elle, il semblait paresseux. Pire qu'elle, il n'avait pas de politique proprement dite. Si Mme Bouden regardait à droite et imaginait malgré tout une porte de sortie pour la Tunisie, Ahmed Hachani n'avait aucune vision pour quoi que ce soit. Son allocution devant le parlement le 17 novembre 2023 restera dans les annales, tant elle était remplie de niaiseries et de faux espoirs. Il a promis une croissance de 3%. À son départ en août 2024, elle était de 0,6%. Comme Mme Bouden, Ahmed Hachani est sorti par la petite porte, un an après sa nomination, laissant derrière lui un passage bref et insignifiant.
Au regard de ces deux parcours, et vu qu'il est très difficile de faire pire, le nouveau chef du gouvernement Kamel Maddouri a toutes ses chances de faire mieux. Sa première allocution vendredi dernier, moins de cent jours après sa nomination, était attendue. Force est de reconnaitre qu'il n'a pas déçu. On peut être d'accord ou pas avec son discours, mais il est évident que le monsieur a un style bien différent et bien meilleur que ses deux prédécesseurs. Sur la forme, M. Maddouri a du charisme, chose qui manquait à Mme Bouden et M. Hachani. Il a prononcé ses discours dans un arabe correct et bien intelligible. Rien à voir avec l'arabe cassé de Mme Bouden et le dialectal tunisien mélange de français et arabe de M. Hachani. Surtout, et c'est là l'essentiel, Kamel Maddouri a une vision et il l'a clairement exprimée. Chose qui a manqué ses deux prédécesseurs. Mme Bouden n'a jamais annoncé sa politique et sa vision et M. Hachani n'en avait tout simplement pas. Dans ses deux discours, Kamel Maddouri a utilisé la majorité des éléments de langage de Kaïs Saïed. On y trouve la construction et l'édification, les sociétés communautaires, la réforme du code du travail, le rôle social de l'Etat, le soutien aux familles démunies, l'indépendance des choix nationaux, le refus de l'ingérence étrangère… La seule chose qu'on trouve chez Kaïs Saïed et qui manque chez Kamel Maddouri est le complotisme. Il n'y avait point de lobbys, d'antichambres obscures, d'ennemis anonymes et de conspirationnistes dans les deux discours de vendredi et dimanche derniers. C'est clair, c'est évident et cela se voit de très loin, Kamel Maddouri est bel et bien le chef du gouvernement de Kaïs Saïed. Il est là pour exécuter sa politique, conformément à la constitution, point barre. On voit là toute la différence avec les deux non regrettés prédécesseurs.
Pour ce qui est du fond des deux discours, c'est une autre paire de manches. Kamel Maddouri promet des choses qu'il sera difficile de tenir, puisqu'elles ne tiennent pas debout économiquement. Ainsi, quand il a parlé des sociétés communautaires, si chères à Kaïs Saïed. Il dit qu'elles représentent d'excellentes perspectives. On aimerait bien le croire, mais y a-t-il eu une seule étude de faisabilité quant à ce type de sociétés ? Y a-t-il un seul pays au monde où ce type de sociétés a généré de la croissance significative ? Y a-t-il un exemple de fondateurs de sociétés communautaires dans le monde qui s'est enrichi et a transformé une société communautaire en multinationale ? S'il y a un chiffre à retenir des deux discours de M. Maddouri (qui ne s'est pas aventuré dans beaucoup de chiffres à vrai dire) ce serait celui de la croissance. Pour 2024, M. Maddouri annonce une croissance de 1,6% (contre 3% dans les prévisions antérieures). Un pourcentage qui semble optimiste quand on sait que la croissance au 1er semestre était de 0,6%. Il reste, toutefois, conforme aux prévisions du FMI et meilleur que les prévisions de la Banque mondiale qui table sur 1,2% en 2024. Pour 2025, M. Maddouri ambitionne sur une croissance double que celle de 2024, soit 3,2%. Là, on n'est pas dans l'optimisme, mais dans l'irréel. Pour mémoire, la Banque mondiale nous prévoit une croissance de 2,2% en 2025. Plus réaliste le FMI nous prévoit une croissance de 1,6% pour 2025.
Partons de la supposition fantaisiste que les prévisions du FMI et de la Banque mondiale réunies ne sont pas sérieuses et que la Primature tunisienne est plus proche de la réalité et connait mieux la Tunisie et les Tunisiens. Comment M. Maddouri va atteindre ses 3,2% ? Avec les sociétés communautaires peut-être ? Ou bien avec tous ces hommes d'affaires en prison, en exil et candidats à l'émigration ? La vérité est que l'année 2025 verra le changement du code du travail dans une optique encore plus sociale et protectionniste des travailleurs. Cela n'encourage guère les chefs d'entreprise à investir. Forcément, il ne peut y avoir de croissance quand il n'y a pas d'investissement. La vérité est que l'année 2025 va voir l'entrée en application de la nouvelle loi sur les chèques. Le gouvernement n'a annoncé aucune étude d'impact de cette nouvelle loi qui va changer radicalement les habitudes et les politiques commerciales des commerçants. Ces derniers vont désormais refuser de vendre avec des facilités, ce qui impactera négativement leurs chiffres d'affaires et leurs bénéfices, et donc la croissance. La vérité est que la Loi de finances 2025 va réviser le barème de l'impôt sur le revenu des personnes physiques, ce qui va impacter négativement la classe moyenne et pousser à l'exil plusieurs hauts cadres du pays, tels les ingénieurs et les médecins. La vérité est que cette même loi alourdit considérablement les charges fiscales des entreprises, ce qui impactera leur croissance et donc la croissance du pays. La vérité est que l'Etat table sur les emprunts intérieurs pour boucler son budget, ce qui a pour conséquence de priver le secteur privé de liquidités bancaires et ceci, forcément, impactera négativement leur croissance et celle du pays. La vérité est que M. Maddouri n'a annoncé aucune mesure concrète en faveur des entreprises, pas même l'amnistie fiscale ce qui aurait allégé, un tant soit peu, leurs charges afin qu'elles puissent consacrer cet argent à l'investissement, l'emploi et la croissance. La vérité est que le climat d'investissement est des plus nauséabonds.
Avec tout cela, comment donc Kamel Maddouri peut-il espérer obtenir en 2025 une croissance double que celle de 2024 ? Anticipant la question, le chef du gouvernement annonce que cette croissance sera réalisée grâce à la stabilité politique, l'amélioration de la majorité des indicateurs économiques et la lutte contre la corruption. Du pipeau. La stabilité politique est fausse, puisque la majorité des hommes politiques tunisiens sont en prison ou silencieux terrés chez eux, de crainte d'être rattrapés par la machine répressive du régime. Au vu des multiples pénuries et de l'inflation à deux chiffres de plusieurs produits alimentaires et de première nécessité, cette stabilité politique n'est pas totalement garantie. Pour ce qui est de l'amélioration des indicateurs économiques, M. Maddouri semble lire des documents auxquels nous n'avons pas accès. Quand on lit les rapports périodiques de l'INS, de la Banque centrale et des agences de notation internationale (qui n'ont cessé d'abaisser nos notes depuis le 25 juillet 2021), on ne voit pas vraiment d'amélioration. Quant à la lutte contre la corruption, force est de rappeler à M. Maddouri que la commission ad-hoc chargée de la conciliation est au point mort depuis sa création. Ce que son régime appelle lutte contre la corruption est appelé par ses opposants de racket d'Etat. Certes, Kamel Maddouri est différent de ses deux prédécesseurs ; certes, il a un programme et une vision ; certes, il colle parfaitement à la politique de Kaïs Saïed et il lui semble très fidèle et loyal, mais force est de constater que cette politique est désastreuse pour le pays. Un Etat si gourmand, si rapace et si avare, un Etat si ingrat envers ses enfants, un Etat si anachronique, un Etat si injuste, cet Etat-là ne peut pas réaliser de croissance et ne peut carrément pas avoir d'avenir. Kamel Maddouri a beau être différent et meilleur que ses prédécesseurs, il ne peut atteindre ses objectifs dans un tel climat et un tel environnement.