Le slogan de « l'islam tunisien en danger », populaire auprès des islamistes durant l'ère de la troïka, revient au cœur des débats. Le ministère des Affaires religieuses organise une série de conférences évoquant les pratiques religieuses étrangères et l'importance de protéger le modèle islamique tunisien. En théorie, l'islam se base sur un Coran unique, une sunna commune et une pratique unifiée. En pratique, il existe plusieurs interprétations, adaptées à chaque pays et à leurs spécificités culturelles. Ainsi, les traditions islamiques en Afghanistan diffèrent de celles d'Arabie Saoudite, tout comme celles de l'Asie du Sud-Est, où l'Indonésie compte 212 millions de musulmans, ou encore celles de l'Afrique du Nord. Avec l'essor des chaînes satellitaires religieuses financées par les pays du Golfe, les Tunisiens ont découvert ces diverses interprétations. Certains ont abandonné les traditions transmises par leurs parents pour adopter ces nouvelles pratiques. Après la révolution et l'arrivée des islamistes au pouvoir, ce phénomène s'est intensifié. Imams prêchant le djihad, femmes en niqab et affiches publicitaires prosélytiques ont envahi le paysage tunisien. L'islam, autrefois perçu comme un rite personnel, s'est politisé, donnant naissance au slogan de l'islam en danger, utilisé par les islamistes pour affirmer leur rôle de défenseurs.
Une résurgence inattendue du thème religieux Après la chute des islamistes, beaucoup pensaient que ce discours s'éteindrait. Pourtant, le régime actuel relance le sujet. Le 25 décembre 2024, Ahmed Bouhali, ministre des Affaires religieuses, s'est rendu à Sfax pour une journée d'étude intitulée « Le fondamental tunisien dans les pratiques religieuses ». Des conférences similaires ont eu lieu le même jour à Siliana, Jendouba et ailleurs. Plus tôt, le 28 novembre à Sidi Bouzid et le 12 décembre à Nabeul, des événements portant le même titre avaient déjà été organisés. Ce thème, pourtant, n'est pas nouveau. Il a déjà été utilisé par le PDL d'Abir Moussi lors de ses conférences préélectorales, notamment le 22 mai 2019. Cette reprise soulève des questions : pourquoi ce sujet refait-il surface, alors qu'aucune situation particulière ne semble le justifier ? Le régime actuel n'a jamais affiché une religiosité excessive.
Le discours alarmiste d'Ahmed Bouhali Pour expliquer cette initiative, Ahmed Bouhali dénonce une « quasi-anarchie » dans les rites religieux, due à des pratiques étrangères. À Sfax, il a insisté sur l'importance de préserver le modèle tunisien « zeitounien » : « Il est aujourd'hui devenu nécessaire de parler du modèle tunisien dans la pratique des rites religieux... Nous vivons désormais une quasi-anarchie concernant l'accomplissement des rites et des cultes en adoptant des pratiques religieuses étrangères et dont nous n'avons pas besoin. » Il affirme que cette modération dans l'application des rites est essentielle pour préserver la sécurité intellectuelle et spirituelle du pays.
Cette rhétorique rappelle étrangement celle d'Ennahdha après la révolution et du parti destourien en période électorale. Tous, islamistes, destouriens et régime actuel, exploitent la religion comme un levier politique. Ce discours identitaire, séduisant pour les esprits vulnérables, est une constante dans les populismes mondiaux, des Etats-Unis à la Tunisie. Sans surprise, la chaîne satellitaire Al Jazeera a rebondi sur le discours de M. Bouhali pour reprendre ses phrases et les mettre en valeur, aussi bien à la télévision que ses pages sur ses réseaux sociaux. La chaîne est fortement suivie et appréciée par les islamistes du monde entier.
L'hypocrisie des pratiques religieuses du pouvoir Confronté à une économie chancelante, une inflation galopante et des pénuries, le régime de Kaïs Saïed s'attaque désormais à l'identité religieuse. Après avoir accusé hommes d'affaires, politiciens et journalistes de corruption et d'être responsables de tous les maux du pays, il revient à des fondamentaux populistes : le discours identitaire. En mettant en avant les spécificités de l'islam tunisien, connu pour sa modération, le régime espère rassurer et fédérer. Cependant, ce discours contraste avec les pratiques du pouvoir. Les abus et injustices perpétrés, notamment les emprisonnements politiques, trahissent les principes islamiques qu'il prétend défendre. Les islamistes, dont plusieurs leaders sont incarcérés, exploitent cette contradiction pour critiquer le régime. Sur leurs réseaux, ils invoquent régulièrement Dieu contre Kaïs Saïed, l'accusant de ne pas respecter le Coran sur lequel il a prêté serment.
Un discours qui cible les adversaires En dénonçant les pratiques religieuses étrangères à la Tunisie, Ahmed Bouhali discrédite implicitement ses rivaux islamistes. « Le discours sur le modèle fondamental tunisien dans l'accomplissement des rituels et son impact sur leur homogénéisation porte sur l'aspect extérieur du culte, à savoir que nos prières collectives doivent être d'une seule manière », explique un relais du ministre. Il ajoute : « La différence dans l'aspect extérieur est révélatrice de la différence dans l'être intérieur, car elle pousse les âmes à la controverse, ce qui conduit souvent à la division, à la rivalité et à la haine. » Ce discours, entre populisme identitaire et dénigrement des opposants, semble viser à détourner l'attention des critiques grandissantes contre le régime. En dépoussiérant un vieux sujet, Ahmed Bouhali tente de regagner la confiance d'une population en quête de stabilité.