Le départ de Benetton commence à prendre forme. D'après l'UGTT, le groupe italien pliera bagages le mois prochain. Outre les centaines d'emplois directs et les milliers d'emplois indirects qui seront affectés tout de suite, ce départ aura des impacts certains sur l'économie nationale. Le groupe génère des impôts à l'Etat, rapporte des millions d'euros de devises et fait de la pub pour l'industrie tunisienne. Les raisons du départ de Benetton sont multiples, dont la première est liée à sa propre situation financière et son business model qui a atteint ses limites. La griffe n'est plus autant prisée par les consommateurs et n'a pas su se démarquer face à la concurrence. Ni haut de gamme pour s'imposer auprès de la clientèle friquée, ni entrée de gamme pour séduire ceux qui cherchent le bas coût, Benetton a perdu de grosses parts de marché ces dernières années. N'empêche, le groupe n'a pas encore mis la clé sous la porte et aurait pu maintenir ses usines dans le pays s'il y avait un Etat soucieux de ses entreprises exportatrices et de ses entreprises, tout court. À notre connaissance, et depuis l'annonce de Benetton en décembre dernier, rien n'a été fait de concret par les autorités pour empêcher ce départ. Les relations entre Kaïs Saïed et Giorgia Meloni sont pourtant au beau fixe, mais elles n'ont pas été mises à profit dans ce dossier.
Un Etat hostile aux entreprises privées C'est un fait indéniable : l'Etat ne se soucie guère des entreprises privées. Pire, il s'attaque aux plus grands groupes tunisiens, qu'il accuse tantôt de spéculation, tantôt de blanchiment d'argent. On ne compte plus le nombre de dirigeants de grandes entreprises qui croupissent en prison, leur seul tort étant d'avoir réussi leur parcours. Au détriment de la présomption d'innocence, ils sont accusés par des hordes de haters proches du pouvoir de s'être enrichis sur le dos du peuple appauvri et d'avoir volé l'Etat, c'est-à-dire le peuple. CQFD. Depuis quelques années, une campagne permanente contre les nantis est téléguidée depuis le palais de Carthage. Périodiquement, dans la ligne de mire du président de la République, se retrouvent des industriels (fer, lait, boissons gazeuses, tomates…), des artisans (boulangers, agriculteurs…), des commerçants et intermédiaires (accusés d'être des spéculateurs) et, tout récemment, les banquiers. On n'oubliera pas de sitôt la célèbre phrase présidentielle : « vous ne me verrez jamais assis à côté des nantis ».
Le secteur privé, pilier économique abandonné Dans l'économie tunisienne, une réalité inébranlable s'impose : c'est le secteur privé qui emploie le plus de personnes, qui génère le plus de bénéfices, qui ramène le plus de devises et qui alimente le plus le budget de l'Etat. L'essentiel du tissu économique tunisien est composé de PME et, pourtant, ce sont ces mêmes PME qui bénéficient le moins du soutien de l'Etat. En dépit de son poids considérable dans l'économie nationale, le secteur privé est la cible privilégiée de l'Etat. Il est accusé de tous les maux, subit le plus de contrôles et de redressements fiscaux paralysants et est constamment dénigré par des hordes de haineux qui n'ont pas su réussir leur vie. Il est aussi le premier à être abandonné par l'Etat lorsqu'il traverse des difficultés. Benetton en est l'exemple parfait. Pire encore, ce même Etat impose des taux directeurs usuriers qui paralysent les entreprises privées et rendent l'accès au financement bancaire parmi les plus coûteux au monde. Et pour couronner le tout, les banques, asséchées par les crédits de l'Etat, ne sont plus en mesure de financer les PME comme auparavant.
Un secteur public en déclin, mais privilégié Parallèlement, le secteur public constitue un véritable boulet pour cette même économie. Il est synonyme de faible productivité, de qualité médiocre et de performance en berne. Ce secteur génère peu de bénéfices (voire même des déficits) et se distingue par un nombre incalculable de grèves et de revendications. On assiste même à des aberrations avec des entreprises déficitaires alors qu'elles sont en situation de monopole. Paradoxalement, c'est ce même secteur public qui bénéficie du plus grand soutien de l'Etat et de l'attention du président de la République. On refuse de laisser mourir les canards boiteux, on s'oppose à toute privatisation et on insiste à les maintenir artificiellement en vie, malgré leur coût exorbitant.
L'obsession des entreprises communautaires Niant totalement ces évidences, le président de la République manifeste régulièrement son intérêt pour un autre type d'entreprises privées : les entreprises communautaires. Il leur a même nommé une secrétaire d'Etat, Hasna Jiballah, dont l'apparat est une atteinte au bon goût et dont on ne lui connaît aucune expérience managériale ou gouvernementale. Depuis sa nomination en août 2024, cette assistante de l'Iset a été reçue au moins quatre fois par le chef de l'Etat. Durant cette période, Kaïs Saïed n'a communiqué sur aucune rencontre avec un chef d'entreprise privée classique, n'a reçu qu'une fois Samir Majoul, président de la centrale patronale Utica (dont le mandat est achevé depuis janvier 2023) et n'a reçu aucune fois le président de la centrale patronale Conect, Aslan Berjeb, élu à la régulière depuis novembre 2023. Dans sa vision politique, Kaïs Saïed n'a d'intérêt que pour le service public. À ses yeux, le secteur privé semble se résumer aux entreprises communautaires.
Un modèle économique intenable Concrètement, les entreprises communautaires tardent à démarrer et on est loin des objectifs pompeusement annoncés par Mme Jiballah. Sur le total des entreprises communautaires créées (objet de contradictions entre le RNE, le ministre et la secrétaire d'Etat), 42 ont reçu un financement global de douze millions de dinars, soit 285.714 dinars en moyenne par entreprise, mais 50 % seulement ont réellement démarré leurs activités. En clair, elles ont reçu l'argent mais elles n'ont rien fait de concret. Régulièrement, pour ne pas dire quotidiennement, ces entreprises font l'objet de moqueries sur les réseaux sociaux. Quant à leur business model, il n'obéit à aucune logique économique. Dans un post Facebook publié ce week-end, Hichem Ajbouni, dirigeant du parti Attayar (et aussi expert-comptable et commissaire aux comptes) a fait une démonstration écolière de l'infaisabilité de ces entreprises. « Supposons que les cinquante actionnaires d'une entreprise communautaire bénéficient d'un dividende de mille dinars par mois, ce qui équivaut au minimum pour qu'une personne puisse vivre dignement. Cela équivaut à douze mille dinars par an par actionnaire, ce qui signifie que les dividendes distribués par l'entreprise doivent être de 600.000 dinars au moins. Sachant que conformément à la loi, ce montant doit représenter 35 % du bénéfice net, cela signifie que ce bénéfice doit être au minimum de 1,714 million de dinars. En supposant que le bénéfice net équivaut à 10 % du chiffre d'affaires, cela implique que ce chiffre doit être au minimum de 17,142 millions de dinars. Maintenant, dites-moi combien d'entreprises communautaires peuvent générer un tel chiffre, surtout quand on sait que les entreprises communautaires locales doivent opérer uniquement dans le périmètre de leur délégation et des délégations voisines et que les entreprises communautaires régionales ne doivent pas dépasser le périmètre de leur gouvernorat d'origine. »
Une politique économique vouée à l'échec La démonstration écolière vulgarisatrice de M. Ajbouni n'a rien d'une première, elle a été faite des dizaines de fois par des experts et médias économiques, dont Business News. Il ne s'agit pas de dénigrer ce projet présidentiel ou de le moquer, il s'agit juste de montrer que ce type de projet n'a rien de viable. Pourtant, c'est ainsi que conçoit Kaïs Saïed l'entreprise privée, lui qui, comme sa secrétaire d'Etat, n'a aucune expérience managériale ou gouvernementale, ni même partisane. L'Etat avec toute sa puissance délaisse quelque 900.000 entreprises privées classiques qui lui génèrent des milliards (en dinars et en devises) de revenus et préfère s'occuper de quelques dizaines d'entreprises communautaires et d'autant d'entreprises publiques qui le saignent à blanc.
Ambitions de croissance irréalistes Une telle politique a, inévitablement, un coût sur la croissance. D'après Kamel Maddouri, chef du gouvernement, la Tunisie ambitionne d'avoir 3,2 % de croissance en 2025. C'est ce qu'il a annoncé fin 2024. Son prédécesseur n'a pas réalisé ses objectifs et je vous parie tout de suite que M. Maddouri ne réalisera pas les siens. La Banque mondiale a déjà révisé ce chiffre à la baisse, prédisant 2,2 % de croissance seulement pour cette année. Je suis prêt à parier que même ce chiffre ne sera pas atteint, parce que la Banque mondiale n'a pas prévu l'impact fort négatif de la nouvelle loi sur les chèques qui a totalement plombé l'économie nationale depuis un mois, ni de la nouvelle loi, en cours de préparation, pour en finir avec la sous-traitance dans le secteur privé. Ces deux nouvelles lois achèveront, sans aucun doute, ce qui reste encore de l'économie. C'est là la réalité de l'économie tunisienne en ce 10 mars 2025. L'Etat a des ambitions irréalistes et une politique anachronique et budgétivore. Au lieu d'assister et d'encourager le privé qui lui ramène la vraie croissance et l'emploi réel, il préfère le dénigrer, l'accabler d'accusations infâmantes et odieuses et le jeter en prison pour des prétextes fallacieux, tout en lui prenant son argent. C'est clair, le véritable ennemi de l'Etat, c'est l'Etat lui-même.