Trois élèves sont morts et deux sont dans un état grave suite à la chute de la clôture d'un lycée dans la ville de Mezzouna. Le président de la République évoque le séisme récent comme pour justifier la chute du mur, comme pour rejeter les accusations ciblant l'Etat d'être responsable du drame. Les faits sont pourtant têtus : c'est bel et bien l'Etat défaillant qui est le premier coupable de ce drame, avec sa lourde bureaucratie chronophage et son chef qui privilégie le recrutement de personnel à la réfection de l'infrastructure. Un drame s'est produit ce lundi 14 avril 2025 dans la délégation de Mezzouna, relevant du gouvernorat de Sidi Bouzid : le mur d'un lycée s'est effondré, provoquant la mort de trois élèves, selon les premières informations fournies par la protection civile. Il s'agit de Abdelkader Dh'hibi, Youssef Ghanmi et Hammouda Messâadi, âgés de 18 à 19 ans. Deux autres élèves ont également été blessés. Depuis l'annonce de ce drame, les réseaux sociaux sont en effervescence. Contrairement à d'autres drames similaires, le coupable cette fois est rapidement identifié : c'est tout simplement l'Etat. L'Etat dans toutes ses composantes, à commencer par ses fonctionnaires démotivés qui ont peur de prendre toute initiative afin de ne pas être accusés d'une quelconque corruption, jusqu'au président de la République qui privilégie les dépenses sociales aux dépenses d'investissement et de gestion, en passant par la lourde bureaucratie chronophage et anachronique.
Un silence officiel qui attise la colère Pour expliquer pourquoi les Tunisiens s'en sont pris directement à l'Etat, on commence par la fin. Quelques heures seulement après le drame, la présidence du gouvernement publie un long communiqué, compte-rendu d'un conseil des ministres à propos d'un plan de développement 2026-2030. Aucun mot dans le communiqué de la Primature sur le drame de Mezzouna, pas de condoléances, nada ! De quoi attiser la colère. Tout au long de la journée du lundi, aucun département de l'Etat n'a publié un mot sur le drame. Les seuls à avoir bougé sont les pompiers, dont un valeureux représentant a donné un semblant d'explication (récupérée plus tard par la présidence de la République) qui n'a rien de scientifique et ne se base sur aucune expertise technique fiable. L'agent de la protection civile a évoqué le récent séisme de magnitude 4 sur l'échelle de Richter, argument repris par l'ensemble des médias faute d'une quelconque autre explication officielle. Le second représentant de l'Etat à avoir réagi est la télévision publique Wataniya 1, qui a dépêché une équipe de journalistes sur place. On doit cela au patron de la télé, Chokri Ben Nessir, lui-même journaliste. Le travail de la Wataniya 1 n'a cependant fait qu'attiser la colère générale, puisque même la chaîne publique n'a pas réussi à obtenir une quelconque déclaration d'un représentant officiel de l'Etat et qu'il n'y a pas eu d'officiels sur les lieux du drame.
Une réaction présidentielle tardive et creuse Il a fallu attendre 2h06 du matin du mardi 15 avril 2025 pour qu'on ait enfin une réaction officielle de l'Etat, celle du président de la République. Visiblement, dans les premières heures de ce mardi, on constate que le communiqué présidentiel n'a pas calmé les esprits — loin s'en faut. Le communiqué est rédigé, comme d'habitude, avec de la langue de bois et beaucoup de verbiage inutile et rébarbatif. Le chef de l'Etat cherche des boucs émissaires et promet de poursuivre ceux qui n'ont pas accompli leur devoir. Selon le communiqué nocturne de la présidence : « Le sort a fait en sorte que le séisme du 17 février ne l'avait pas fait tomber. Ce mur, comme tant d'autres, n'avait pas besoin de comités ni d'experts, mais simplement d'être reconstruit (…) la véritable solution réside dans une révolution dans les mentalités ». Avec ce communiqué, l'Etat semble avoir dit son dernier mot, puisque son chef prend l'expertise rapide des pompiers pour une justification officielle et le mauvais sort pour justification officieuse. Kaïs Saïed ne présente pas de condoléances et se contente de dire qu'il a une profonde douleur. C'est tout ? Rien d'autre, nada !
Colère populaire et saccages à Mezzouna Le mutisme total des autorités et le communiqué présidentiel à la fois tardif et laconique n'ont pas calmé les esprits bien chauffés. Une grève générale à Mezzouna est décrétée pour aujourd'hui. Loin des réseaux sociaux, la colère sur place est palpable. On parle de mépris de l'Etat et on s'en prend à ses institutions. Les riverains dans la région sortent dans les rues pour crier leur douleur et saccagent les rares bâtiments de l'Etat. La voiture du délégué régional est retournée sur son toit avec ses portes toutes arrachées.
Un drame évitable, pourtant signalé Le pire dans le drame de Mezzouna est qu'il aurait pu être évité, puisque plusieurs voix s'étaient élevées pour pointer le danger du doigt. On s'est bien aperçu que le mur allait s'effondrer, et c'est le ministre de l'Education lui-même qui l'a constaté il y a sept jours. Un des rares ministres qui sort de son bureau pour des visites de terrain. Il n'est pas le seul. Le député proche du régime, Badreddine Gammoudi, a révélé avoir, à plusieurs reprises, alerté la délégation régionale de l'Education de Sidi Bouzid au sujet de ce mur en particulier — une construction datant des années 80 — sans que des mesures concrètes aient été prises.
Une machine administrative paralysante L'Etat était donc au courant du danger et n'a rien fait pour éviter le drame et la mort de trois jeunes élèves qui passaient leur bac sport. La question s'est imposée d'elle-même : pourquoi l'Etat a-t-il été si défaillant ? Le journaliste économique et enseignant dans un établissement public, Anis Morai, rappelle, en quelques phrases, la lourde bureaucratie de l'Etat, à l'origine de nombreux maux et de ce drame. On comprend mieux pourquoi on n'a pas réparé un mur dont l'état dégradé a été constaté par un ministre et un député du régime. « La réfection d'un mur est soumise à des procédures administratives et comptables bien précises, justement pour éviter tout risque de corruption, écrit M. Morai. Essayons donc de comprendre un peu comment fonctionne la gestion des finances publiques dans une institution relevant du ministère de l'Education. Même si l'on constate un défaut structurel, il est impossible d'y remédier immédiatement en faisant appel à un entrepreneur et en utilisant des fonds qui ne sont pas alloués à cet effet. L'établissement doit d'abord envoyer une demande à la délégation régionale de l'Education. Celle-ci, à son tour, inscrit les frais de réparation dans une demande globale adressée au ministère, qui l'intègre dans la requête budgétaire pour l'année suivante. Il faut ensuite attendre que le ministère des Finances approuve ce budget. Lorsque l'approbation est enfin obtenue, il faut lancer un appel d'offres avec un cahier des charges. Il faut patienter jusqu'à l'expiration du délai réglementaire, procéder à l'ouverture des plis, examiner les offres techniques et financières, puis convoquer l'entrepreneur retenu (en supposant qu'il y en ait un, car beaucoup fuient l'administration publique qui paie toujours en retard). C'est un système archaïque. Même si on sait qu'un mur menace de s'effondrer, personne ne prend de décision immédiate, et aucun responsable n'ose intervenir. Et ce, dans l'hypothèse où les fonds existent, ce qui n'est même pas garanti. Dans ces établissements publics, 95 % du budget est consacré aux salaires, et il n'existe aucun budget dédié à l'investissement. Aucune maintenance. Rien. Voilà pourquoi tout le système public est en ruine. Un Etat social est un Etat riche qui redistribue la richesse – pas la pauvreté. » Saloua Charfi Ben Youssef, ancienne directrice de l'Institut public de presse, livre la même analyse pour rappeler la lourde bureaucratie de l'Etat.
Une responsabilité politique directe de Kaïs Saïed Il n'y a cependant pas que ces explications techniques pour justifier la non-réfection d'un mur. La responsabilité du président de la République est également engagée. Le budget du ministère de l'Education est lourdement alourdi par la charge des salaires, qui représente plus de 90 % des charges totales. Or, si ce pourcentage est énorme, c'est à cause de la politique sociale prônée par le président Saïed, qui ne cesse d'alourdir le ministère par de nouveaux recrutements. En janvier dernier, il a ordonné l'intégration de 14.266 enseignants suppléants alors que cela n'était pas prévu dans le budget de l'Etat 2025. Il est donc normal que le ministère fasse des arbitrages pour trouver les moyens de financer ces salaires, et cela se fait, inévitablement, sur le dos de l'infrastructure, de l'entretien et de l'investissement. Autre responsabilité endossée par Kaïs Saïed : le sens des priorités. Il préfère allouer des millions de dinars à son idée irréaliste d'entreprises communautaires qu'améliorer les conditions de travail de certains ministères essentiels, comme l'Education et la Santé. Pire encore, il a fait tout un plat de la réfection d'une piscine municipale ou de la reconstruction du stade d'El Menzah, deux projets dont le pays n'a pas vraiment besoin maintenant et tout de suite.
Une critique frontale de Mohsen Marzouk Ne mâchant pas ses mots, Mohsen Marzouk, ancien président de parti et ancien chef de cabinet de l'ancien président Béji Caïd Essebsi, s'en prend directement à Kaïs Saïed en lui rappelant que ce drame n'est pas une conspiration, comme il a l'habitude de le dire à chaque fois qu'il se passe quelque chose. « Les lobbys et les réseaux n'ont rien à voir avec un mur dont tout le monde avait publiquement alerté sur le danger depuis longtemps. Vous, en revanche, vous bondissez en 24 heures sur des murmures d'opposants sur les réseaux sociaux… Mais cet avertissement-là, ne l'avez-vous pas vu ? » Continuant sur sa lancée, M. Marzouk réfute la responsabilité de la décennie noire, puisque l'actuel locataire de Carthage a plus de cinq ans au pouvoir, soit davantage que le mandat de Nidaa Tounes et le double du mandat de la troïka. « Vous avez eu tout ce temps pour réparer les défauts de ce mur, comme tant d'autres que vous n'avez fait qu'aggraver, en quantité comme en gravité », dit-il. Mohsen Marzouk réfute également la responsabilité de l'administration, puisque Kaïs Saïed veut tout contrôler : les affaires des omdas, des délégués, des gouverneurs, des ministres, jusqu'aux affaires nationales et même métaphysiques. « Il change de chefs de gouvernement à raison d'un par an, voire moins, ne rate jamais une occasion de les humilier, eux et les fonctionnaires. Résultat : une administration sans volonté. (…) Et ce silence honteux qui a duré toute la journée… c'est aussi une forme de discours. Un discours tout aussi honteux. Le mur qui est tombé… est tombé sur vous aussi, en vérité. Et il a fait tomber tous les murs d'hypocrisie que vous aviez érigés, en vous et autour de vous. »
Quand l'Etat tue par inertie Ce drame n'est pas un accident. C'est un verdict. Le mur de Mezzouna n'est pas tombé sous l'effet du vent ou d'un séisme, il s'est effondré sous le poids d'un Etat absent, d'un président aveugle à l'essentiel et d'un système qui confond gouvernance avec improvisation solitaire. Trois enfants ont été écrasés, non pas par des pierres, mais par des décennies d'indifférence, de clientélisme et d'incompétence institutionnalisée. Le pire n'est pas qu'ils soient morts, c'est que leur mort était évitable, annoncée, presque programmée. Le silence de l'Etat, son mépris, ses fausses justifications, sa langue de bois et ses choix budgétaires absurdes achèvent de convaincre même les plus modérés : nous ne sommes pas gouvernés, nous sommes abandonnés. Et tant que ce mur de l'hypocrisie ne sera pas à son tour démoli, il y en aura d'autres. D'autres murs, d'autres enfants, d'autres tragédies.