En Tunisie, la modernité reste une promesse inachevée. Quinze ans après la révolution de 2011, et quatre ans après le tournant autoritaire du 25 juillet 2021, le pays demeure enlisé dans une grave crise dont les racines sont profondes. Le reflux démocratique, la stagnation économique et le blocage social ne sont pas les produits du hasard : ils sont les symptômes d'un modèle de société fondé sur un modèle social, une culture politique qu'on pourrait résumer par l'instrumentalisation conservatrice de l'Etat. Car c'est bien là que réside le malentendu : ceux qui, aujourd'hui, revendiquent haut et fort leur attachement à l'Etat – au nom de la stabilité, de l'unité nationale ou de la souveraineté – sont souvent les mêmes qui en font un outil de verrouillages économiques, sociaux et culturels. Loin de porter un projet d'émancipation collective comme ils le prétendent, ils défendent une version autoritaire et réactionnaire de la modernité, figée dans une vision hiérarchique de l'ordre social. Cela a presque toujours été le cas en Tunisie depuis l'indépendance. Les exceptions ont probablement été les premières années de l'indépendance et…la période de 2011-2021 qualifiée logiquement par les forces contre-révolutionnaires de décennie noire.
Un conservatisme qui avance masqué Le discours officiel prétend œuvrer au redressement de l'Etat, à la restauration de l'autorité publique, au retour de la discipline face au chaos supposé de la décennie post-révolutionnaire. Mais derrière cette rhétorique, ce qui se rejoue, c'est une reprise en main des corps et des esprits. L'Etat est convoqué non pas pour garantir les droits, mais pour en restreindre l'accès ; non pas pour défendre les droits humains, mais pour imposer sa main de fer. Ainsi, les libertés publiques sont les premières cibles. Journalistes, syndicalistes, magistrats, défenseurs des droits humains : tous subissent pressions, poursuites ou arrestations arbitraires. Les lois les plus progressistes – comme la loi 58 contre les violences faites aux femmes – restent inappliquées, faute de moyens ou de volonté politique. Quant aux réformes de société, comme celle de l'égalité successorale, elles sont évacuées au nom du « respect des valeurs », là où ces mêmes valeurs servent de rempart contre toute avancée égalitaire. Ce n'est pas un hasard. La modernité revendiquée par le pouvoir est une modernité autoritaire : centralisée, normative, verticale. Elle ne vise ni la liberté, ni l'émancipation. Elle impose, discipline, moralise. Et elle trouve un écho dans un conservatisme social majoritaire, peu remis en cause car jamais véritablement interrogé.
Une fracture culturelle ignorée La Tunisie contemporaine est traversée par deux référentiels irréconciliables. D'un côté, un courant moderniste, porté par des élites intellectuelles, certaines associations de la société civile et des acteurs politiques, qui militent pour les droits individuels, l'égalité de genre, la liberté de conscience, et l'universalité des droits humains. De l'autre, un socle conservateur puissant, enraciné dans les traditions, les hiérarchies familiales, les normes religieuses. Mais ce clivage fondamental est ignoré par les institutions. Aucun effort de médiation n'a été mené pour articuler ces visions du monde. L'école ne joue plus son rôle critique. Les partis politiques n'osent pas trancher. L'Etat, au lieu d'accompagner la transformation sociale, s'aligne sur le pôle conservateur – par confort, par calcul ou par peur. Ce refus de penser le changement culturel est l'un des grands échecs post-2011. La révolution a permis le basculement institutionnel, mais elle n'a pas engagé la mutation sociale nécessaire à toute démocratie vivante. Elle a libéré la parole, sans libérer les imaginaires.
Le populisme comme remède illusoire L'élection de Kaïs Saïed en 2019 a été perçue comme une rupture. En réalité, elle a prolongé le malentendu. Porté par un discours anti-élite, antisystème et nationaliste, Kaïs Saïed a capitalisé sur la défiance envers les partis, mais sans jamais porter de projet social structuré. Depuis 2021, la concentration du pouvoir entre ses mains, la marginalisation des institutions représentatives et la réécriture autoritaire de la Constitution n'ont produit ni stabilité, ni résultats. Mais le pouvoir s'enracine dans un imaginaire conservateur qui désigne les revendications progressistes comme une menace pour l'ordre moral. La figure du président « garant de l'Etat » devient alors celle du gardien des normes, contre les minorités, contre les féministes, contre les voix dissonantes. L'Etat n'est plus l'instrument d'un contrat social inclusif, mais celui d'une reconduction des hiérarchies. Le populisme actuel ne conteste pas le conservatisme, il l'approfondit.
Un verrou régional pernicieux Cette trajectoire tunisienne s'inscrit aussi dans une dynamique régionale. Les régimes autoritaires arabes soutiennent depuis 2011 activement les forces conservatrices tunisiennes, par des financements, des relais médiatiques, des partenariats discrets. Le but est limpide : contenir toute expérience démocratique, toute forme de subversion des rapports de pouvoir, toute remise en cause de l'ordre patriarcal. Ce soutien extérieur renforce l'inertie sociale. Il empêche l'émergence de modèles alternatifs, plus justes, plus inclusifs, enracinés dans les réalités tunisiennes mais ouverts à l'universalité des droits.
Repenser l'Etat, retrouver le sens du politique Face à cela, l'opposition peine à incarner une alternative. Fragmentée, abstraite, souvent déconnectée des urgences sociales, elle ne parvient pas à imposer un récit capable de mobiliser. Elle critique l'autoritarisme sans déconstruire le conservatisme. Elle défend les libertés sans proposer de vision sociale. Or le moment est crucial. La Tunisie ne pourra sortir de l'impasse qu'à une condition : repenser radicalement le contrat social. Cela implique de ne plus sacraliser un Etat qui reproduit l'inégalité. Cela suppose de penser la modernité non comme un ordre imposé d'en haut, mais comme un processus d'émancipation collective. Cela exige de remettre la culture, l'éducation, le débat d'idées au cœur de la vie publique. La Tunisie a besoin d'un Etat qui protège, non qui réprime ; qui libère, non qui surveille ; qui unit, non qui uniformise. Le combat est moins institutionnel que civilisationnel. Et il ne peut être gagné qu'en affrontant, à visage découvert, les forces qui, au nom de la stabilité, étouffent la démocratie.