Les résultats du dernier recensement de la population tunisienne sont passés presque inaperçus. Pourtant, ils révèlent une bascule historique aux conséquences majeures : la Tunisie vieillit, sa population stagne, sa jeunesse s'effrite, et ses équilibres sociaux sont menacés. Trois petits tours et puis s'en vont. C'est à peu près ce qu'on a fait avec les premiers chiffres du Recensement général de la population et de l'habitat (RGPH). Un survol rapide, presque désinvolte, là où il aurait fallu un débat national. Car ces données sont loin d'être anodines : elles structurent toutes les politiques publiques, qu'il s'agisse d'éducation, de santé, d'aménagement ou de croissance. En dix ans, la démographie tunisienne a connu un glissement silencieux. Le rythme d'accroissement naturel de la population poursuit sa lente chute : 1,21 % en 2004, 1,04 % en 2014, et désormais 0,87 % en 2024. L'indice de fécondité suit la même pente : à 1,87 enfant par femme, la Tunisie n'assure plus le renouvellement des générations. Moins de naissances, moins de mariages – seulement 70.000 en 2024, contre 111.000 en 2014 – et surtout, plus d'angoisses. Dans un pays rongé par les incertitudes économiques, les jeunes diffèrent le mariage, renoncent aux enfants, et réduisent leurs ambitions de foyer. La crise a d'abord été sociale ; elle devient biologique.
Un dividende démographique qui s'épuise Le plus inquiétant reste sans doute la fin du fameux « dividende démographique », cet avantage structurel d'une population jeune en âge de produire. En 2024, les 15-64 ans ne représentent plus que 60,3 % de la population, contre 64,5 % en 2014. Ce n'est pas que les enfants soient plus nombreux – ils le sont moins – c'est que les seniors explosent : 16,9 % de plus de 60 ans, contre 11,7 % dix ans plus tôt.
L'âge médian grimpe à 35 ans – un record sur le continent africain et dans le monde arabe. Pour comparaison, les Etats-Unis atteignent 38,8 ans, mais avec une économie capable d'amortir le choc du vieillissement. La Tunisie, elle, est à la croisée des chemins, sans avoir les moyens de ses ambitions sociales.
Le choc silencieux du vieillissement Le vieillissement de la population n'est pas qu'un phénomène statistique ou un débat d'experts. C'est un basculement de société. Il redéfinit nos priorités collectives, rebat les cartes économiques et bouleverse l'équilibre des solidarités sur lesquelles reposait jusqu'ici le modèle tunisien. En dix ans, l'indice de dépendance – qui rapporte la population de plus de 60 ans à celle en âge de travailler – a bondi de 18,1 % à 28 %. Une accélération spectaculaire, jamais observée au cours des précédents recensements. Même chose pour l'indice de vieillissement, qui mesure le rapport entre les plus de 65 ans et les moins de 20 ans : il est passé de 49,2 % à 73,9 %. À ce rythme, la Tunisie comptera bientôt presque autant de seniors que de jeunes. Conséquence immédiate : la population active ne suffit plus à soutenir le poids croissant de l'inactivité. Le pays se retrouve à devoir financer toujours plus de retraites, de soins médicaux, de dépenses de dépendance, sans pour autant avoir les moyens de le faire. L'équation devient explosive, d'autant plus que le nombre d'enfants diminue lui aussi, réduisant à terme les futurs contributeurs au système. L'âge médian de la population – désormais à 35 ans – résume ce basculement. Il y a vingt ans, il était de 25 ans. C'est une décennie de vieillissement en vingt ans seulement. La Tunisie vieillit deux fois plus vite que les sociétés développées, mais sans leur niveau de vie, sans leur couverture sociale, sans leur capital accumulé. Elle entre dans le club des nations vieillissantes sans jamais avoir récolté les fruits de sa jeunesse. Plus grave encore : le vieillissement se fait dans un contexte de fragilité institutionnelle. La protection sociale est sous-financée. Le système de retraite est en déficit structurel. Le secteur informel – dans lequel une large partie des travailleurs ne cotisent ni pour la retraite ni pour la santé – aggrave la vulnérabilité des générations futures. Ce vieillissement accéléré bouleverse aussi les équilibres familiaux. De plus en plus de personnes âgées vivent seules, sans soutien, sans prise en charge. La cellule familiale
Quel avenir pour la Tunisie ? À quoi ressemblera la Tunisie dans vingt ou trente ans ? Si les tendances actuelles se poursuivent, le pays pourrait connaître une baisse de sa population totale, une raréfaction de sa jeunesse et une explosion des besoins liés à la vieillesse. Ce basculement démographique, lent mais irréversible, impose de repenser en profondeur notre modèle de développement. La première option, souvent évoquée, consiste à relancer une politique nataliste. Mais rien ne garantit son efficacité : les expériences menées en France, au Japon ou en Corée du Sud ont montré que les incitations financières ou fiscales ne suffisent pas à convaincre des jeunes qui doutent de leur avenir. Et en Tunisie, tant que le chômage, la précarité et l'instabilité politique domineront, aucun plan de relance des naissances ne pourra vraiment porter ses fruits. La deuxième piste serait celle d'un nouveau regard sur l'immigration. Après des décennies passées à exporter sa jeunesse, la Tunisie devra peut-être envisager de devenir un pays d'accueil. Cela nécessiterait un changement culturel profond et une véritable stratégie d'intégration. Mais surtout, cela suppose un redressement économique : un pays appauvri attire rarement des travailleurs étrangers qualifiés. Troisième levier : la reconfiguration des services publics. L'allongement de la durée de vie et la hausse du nombre de personnes âgées rendent indispensable un effort massif dans la santé, la dépendance, la retraite. Il ne s'agira plus de répartir les ressources entre générations, mais d'inventer un nouveau contrat social où la solidarité intergénérationnelle ne repose plus uniquement sur les actifs. Enfin, la révolution numérique et le télétravail ouvrent une brèche : celle d'une croissance moins dépendante de la démographie. Mais là encore, cela suppose un investissement sérieux dans l'éducation, la formation continue et l'innovation. Autant de chantiers que la Tunisie peine aujourd'hui à ouvrir. Ce qui se dessine, en filigrane, c'est un choix de société. Accompagner le vieillissement, ou bien l'ignorer. Miser sur la jeunesse, ou l'abandonner à l'exil. S'ouvrir au monde, ou se recroqueviller. Le recensement n'a pas seulement livré des chiffres : il pose une question politique majeure. Et, pour l'heure, personne ne semble prêt à y répondre.
Un défi trop longtemps ignoré Pendant des décennies, la Tunisie a fondé sa stabilité sociale sur une population jeune, dynamique et nombreuse. Ce levier est désormais hors d'usage. La démographie, longtemps atout implicite, devient contrainte explicite. Le pays vieillit à marche forcée, dans un silence politique assourdissant, sans stratégie ni anticipation. Les chiffres du dernier recensement disent tout : ralentissement des naissances, effondrement des mariages, recul de la population active, explosion des seniors. Or, ces tendances ne sont ni cycliques, ni anecdotiques. Elles sont structurelles, durables, et d'autant plus préoccupantes qu'elles s'inscrivent dans un contexte d'atonie économique, de désorganisation institutionnelle et de crise sociale latente. Face à ce virage, deux choix s'imposent. Soit on continue à gérer la démographie comme une variable secondaire, un simple indicateur parmi d'autres. Soit on en fait, enfin, un pilier de la stratégie nationale, au même titre que la croissance, la transition énergétique ou la souveraineté alimentaire. Car il ne peut y avoir de politique économique sérieuse sans boussole démographique. Le temps presse. Il ne s'agit plus de prévoir, mais de répondre. Le défi démographique n'est pas pour demain. Il est là, aujourd'hui, inscrit dans la pyramide des âges, dans les registres d'état civil, dans les chiffres de la CNSS, de la CNRPS et de la CNAM et dans les couloirs des hôpitaux et des cliniques. Ce que nous déciderons – ou non – maintenant, conditionnera les vingt prochaines années du pays.