Un an après sa disparition, Khémais Khayati continue d'habiter la mémoire des Tunisiens. Journaliste, critique de cinéma, écrivain, intellectuel libre, il était bien plus qu'un homme de lettres. Il était une présence. Une voix. Une lumière. Né un 10 décembre — date hautement symbolique puisqu'elle coïncide avec la Déclaration universelle des droits de l'Homme — Khémais Khayati n'aura cessé de défendre, tout au long de sa vie, les valeurs universelles de liberté, de justice, d'émancipation. Il voit le jour à El Ksour, dans le Kef, une Tunisie intérieure et fière, enracinée dans l'Histoire, dans la langue, dans la dignité. Très jeune, il quitte l'internat du Kef pour Paris. Il n'a pas vingt ans. Il n'a pas un sou. Il n'a pas d'appuis. Le « bédouin à Paris », comme il aimait s'appeler avec ironie, s'émerveille de la ville, mais ne s'y perd pas. Il y forge son style, sa pensée, son réseau. Il y construit une œuvre. Il y devient journaliste, critique, chroniqueur, conteur, témoin. Il écrit, il photographie, il écoute. Il arpente les studios, les cinémas, les couloirs des rédactions, les scènes du débat arabe et français. Il rencontre les grands, il les confronte, il les aime ou les dérange, mais ne les imite jamais.
Une voix singulière dans le paysage médiatique Khammous — ainsi l'appelaient ses proches — avait ce que tant d'autres n'ont pas : un regard. Un vrai. Tranchant, doux, amoureux, parfois cruel. Mais toujours sincère. Il savait parler du cinéma comme d'un miroir du monde. Il savait dénicher, dans une scène ou une image, le reflet d'une époque, d'un peuple, d'un combat. Il fut l'un des rares à couvrir le cinéma arabe et palestinien avec la même rigueur que celui de la Nouvelle Vague ou du cinéma américain indépendant. Il n'a jamais renié ses causes : la Palestine, la justice sociale, l'universalisme, la liberté des peuples à disposer de leur récit. Antisioniste radical, il refusait toute ambiguïté, toute équivocation. Contrairement à ce qu'ont pu insinuer certains, il n'a jamais mis les pieds en Israël. Il l'a dit, redit, écrit. Et il n'avait pas besoin de certificat de militantisme : toute sa vie en était un.
Journaliste par passion, écrivain par nécessité Il disait que l'université n'était pas faite pour lui. Après un passage bref à la Sorbonne, il choisit les ondes, les salles obscures, les rédactions. Il écrit pour El Qods El Arabi, Réalités, Le Monde diplomatique, Radio France, El Yaoum Essabâa, Kapitalis, Leaders, La Presse… la liste est longue. Mais toujours, il signait de cette plume vive, percutante, presque orale, qui faisait de lui un passeur entre les mondes. Il a publié 19 ouvrages. Certains romans (Lablabi Connections, Le Dernier Mur de Berlin), d'autres essais (notamment sur le cinéma tunisien ou palestinien), d'autres encore des recueils d'articles. L'ensemble dessine une trajectoire : celle d'un homme qui n'écrivait pas pour briller, mais pour transmettre.
Une Tunisie retrouvée À la fin des années 1990, il rentre au pays. Non pas parce que la France ne lui offrait plus rien, mais parce que la Tunisie lui manquait. Il s'installe à Tunis, dans le quartier de Lafayette. Il y retrouve la chaleur des débats, le tumulte des cafés, la densité des relations humaines. Le café Louxor devient son quartier général. Tous les jours, à heure fixe, une table est dressée. On y parle de tout. On y refait le monde. On y débat, on s'affronte, on s'écoute. On y croise des journalistes, des avocats, des militants, des cinéastes, des syndicalistes, des jeunes en quête de repères. C'est une agora. Un refuge. Un laboratoire. Un an après, ses plus proches amis continuent à perpétuer la tradition quotidienne. Son ombre, ainsi que celles de ses autres amis disparus à la même période, Mokhtar Tlili et Zouhaïer Brahmia, sont toujours présentes. Quotidiennement, 365j/an.
Un homme qui faisait écrire les autres Khémais Khayati ne se contentait pas d'écrire. Il donnait envie d'écrire. Il encourageait, poussait, relisait, aiguillonnait. Sans lui, beaucoup n'auraient jamais franchi le pas de la publication. Il savait déceler une voix, un souffle, une intention. Il ne jugeait pas : il incitait à aller plus loin. Il n'était pas un maître à penser, encore moins un gourou. Il était une présence exigeante, joyeuse, généreuse. Il faisait partie de ces rares intellectuels qui préfèrent le compagnonnage à la supériorité, la complicité au surplomb. Il ne s'installait jamais en surplomb. Il dialoguait. Et il aimait ça.
Un choc, un silence, une absence Khémais Khayati est décédé le mardi 18 juin 2024, à l'âge de 77 ans. Il avait été hospitalisé à la clinique Saint Augustin, à Mutuelleville, pour une infection pulmonaire. Il s'était retiré, peu à peu, ne gardant que quelques échanges épisodiques sur Messenger. Son dernier message, resté célèbre parmi ses proches, se résumait à un mot : « Flagada ». Sa disparition a provoqué une onde de choc. Le SNJT lui a rendu hommage, à travers une oraison poignante lue par Zied Dabbar et une vidéo préparée par Yosra Riahi retraçant son parcours. Au cimetière d'El Djellaz, une deuxième oraison lui a été lue par le chef de cabinet du ministre des Affaires culturelles. Une troisième, plus religieuse, fut prononcée par l'ancien ministre Abdellatif Mekki, originaire comme lui d'El Ksour. Sa fille Aridge rappela, ce jour-là, que son père avait toujours aimé la vie. Et qu'il voudrait qu'on continue de l'aimer.
Un héritage qui ne disparaît pas Un an plus tard, Khémais Khayati est toujours là. Dans les marges d'un livre, dans une salle de cinéma, dans une conversation au Louxor, dans le cœur de ceux qui, un jour, ont croisé sa voie. Il appartient à cette catégorie rare d'intellectuels qui ne disparaissent pas : ils se retirent. Ils laissent une empreinte. Il n'a jamais eu besoin de micros dorés ni de tribunes officielles. Sa tribune, c'était son regard. Sa parole, son humanité. Sa lutte, la beauté. Et son pays, la Tunisie.