Chaque été, des milliers de logements changent de mains pour quelques jours ou semaines, dans un marché locatif en pleine effervescence. Mais derrière le boom se cache un phénomène révélateur : l'explosion d'une économie parallèle où le fisc est le grand absent. Le soleil, la mer, les plages bondées… et les locations non déclarées. Chaque été en Tunisie, des milliers de logements sont mis en location sur les plateformes numériques ou par simple bouche-à-oreille. Le marché de la location estivale a pris une ampleur spectaculaire ces dernières années, porté par une forte demande locale et par la diaspora tunisienne. Selon l'étude réalisée par le portail spécialisé Mubawab en juin 2025, les appartements représentent 67 % des recherches nationales sur le marché estival, et les villas avec piscine crèvent le plafond des prix. Le Cap Bon concentre à lui seul 67 % de la demande balnéaire, avec Hammamet Nord en tête, tandis qu'à El Kantaoui, les villas s'arrachent jusqu'à 1.750 dinars la nuitée. Djerba, Bizerte et Mahdia viennent compléter le classement des régions les plus prisées. Cette flambée saisonnière reflète une double dynamique : d'une part, un engouement touristique mal encadré, et de l'autre, un secteur locatif entièrement déconnecté des règles fiscales. Car si les annonces affluent et que les prix grimpent, les recettes fiscales, elles, ne suivent pas.
Le marché estival : un eldorado pour les particuliers Le marché est dominé par les particuliers qui mettent leur logement en location pour quelques jours ou semaines, souvent sans intermédiaire et sans aucune déclaration au fisc. C'est un business simple, sans contraintes administratives, qui rapporte gros : une villa avec piscine bien située peut générer jusqu'à 50.000 dinars en un seul été. Les appartements de type S+1 ou S+2, plus abordables, permettent aux petits propriétaires de remplir leur logement toute la saison, avec des prix tournant autour de 135 à 450 dinars la nuit selon la localité. Hammamet, Kélibia, El Kantaoui, Midoun ou Rafraf affichent un taux de rotation élevé. La location saisonnière est ainsi devenue une activité à part entière pour des milliers de Tunisiens, souvent plus rentable que la location annuelle classique. Mais cette rentabilité a un coût pour l'Etat. Les recettes ne sont pas déclarées, les revenus non imposés, et aucune réglementation ne vient encadrer ces flux. L'administration fiscale regarde ailleurs, concentrée sur les contribuables patentés qui, eux, sont tenus de justifier chaque millime.
Une manne qui échappe au fisc Le décalage est flagrant. Alors que les contribuables dûment déclarés font l'objet de redressements, de contrôles et d'obligations de paiement, voire même de prison comme on l'a vu la semaine dernière avec Mehdi Ben Gharbia, une économie locative florissante se déploie en toute impunité. On paie en espèces, on signe rarement des contrats, et l'absence de trace facilite l'invisibilité fiscale. Cette situation n'est pas marginale. Selon l'expert fiscal Mohamed Salah Ayari, membre du Conseil national de la fiscalité, le taux de fraude fiscale en Tunisie oscille autour de 50 %, ce qui représente un manque à gagner estimé à 23 milliards de dinars. Le secteur de la location estivale en constitue un segment emblématique : très rentable, mais complètement hors radar. Dans sa récente intervention sur Diwan FM, M. Ayari a pointé l'iniquité du système : les salariés payent la majeure partie des impôts via la retenue à la source, pendant que d'autres, notamment ceux qui tirent profit d'activités parallèles comme la location touristique, passent entre les mailles du filet. Une distorsion qui creuse le déficit et alimente le sentiment d'injustice fiscale.
Un Etat impuissant ou complice ? La tolérance des pouvoirs publics face à cette évasion fiscale soulève de nombreuses questions. Comment expliquer que l'administration fiscale n'ait mis en place aucun mécanisme de recensement ou de déclaration obligatoire des locations saisonnières, alors même que les sites et les groupes Facebook spécialisés regorgent d'offres visibles publiquement ? La passivité est d'autant plus flagrante que l'encadrement de ce marché permettrait à l'Etat de diversifier ses recettes fiscales, de réguler les prix, et de protéger les locataires contre les abus. Mais rien n'est fait. Pendant ce temps, des propriétaires encaissent sans facture, sans impôts, parfois sans même déclarer l'existence du bien immobilier.
Un marché à deux vitesses, des prix hors sol L'étude de Mubawab met en lumière une autre réalité : la polarisation croissante du marché locatif. Entre les appartements modestes de Mahdia ou Hammamet Sud à 135-170 DT/nuit, et les villas premium d'El Kantaoui ou Djerba Zone Touristique à 1250 voire 1750 dinars/nuit, l'écart se creuse. Le littoral tunisien devient un marché à deux vitesses, où seuls les plus aisés peuvent se permettre un confort optimal. Cette inflation des prix ne semble rencontrer aucun frein. Pis, elle est encouragée par la rareté des biens, la forte demande des Tunisiens résidant à l'étranger, et l'absence de plafonnement. Le segment des villas avec piscine est devenu un véritable produit de luxe, prisé non seulement pour les vacances, mais aussi pour les locations d'événements privés (mariages, anniversaires, etc.).
Une dynamique hors sol, un encadrement absent Le caractère informel du marché empêche toute tentative de planification territoriale ou d'intervention publique. Aucune norme ne régule les prix, la qualité des biens, ni la sécurité des locataires. Les abus sont légion : promesses non tenues, logements défraîchis, arnaques, dépôts de garantie non restitués. Les victimes n'ont souvent aucun recours, faute de cadre légal. Le développement du tourisme interne et l'essor des réseaux sociaux ont rendu ce marché encore plus chaotique, et paradoxalement, encore plus toléré. Le fisc, pourtant omniprésent quand il s'agit d'entrepreneurs dûment enregistrés, semble soudain aveugle face à cette économie de l'été.
Une fuite de recettes, un défi pour demain Dans un pays où l'Etat peine à réduire son déficit et où les recettes fiscales stagnent, laisser un pan entier de l'activité économique se développer sans aucune captation fiscale relève au mieux de la négligence, au pire de la complaisance.
L'encadrement du marché locatif saisonnier ne relève pas d'une utopie technocratique. Il est non seulement possible, mais nécessaire. Il suppose une volonté politique, un minimum de contrôles, et une réforme de l'assiette fiscale qui ne repose plus uniquement sur les revenus salariaux et l'imposition désarmante des PME. Car à défaut de gouverner, faut-il encore observer, réguler, et surtout, prélever.
Maya Bouallégui
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