Publié en espagnol en 2023, en arabe en mars 2024 chez Dar al-Kitab, puis récemment en français, Le Colibri et l'Acacia de Maher Abderrahmane ambitionne de tisser une vaste fresque poétique et symbolique autour de la Tunisie post-révolutionnaire. Lauréate du Prix de la meilleure œuvre arabe traduite en espagnol en 2023, décerné par l'éditeur espagnol SIAL-Pygmalion, l'œuvre promettait une plongée littéraire puissante dans l'après-2011. Pourtant, dans sa version française, le roman échoue à porter cette ambition : plombé par une écriture maladroite, des personnages creux et une symbolique surexploitée, le récit ne parvient jamais à émouvoir ni à captiver. Une révolution allégorique, entre racines et envols manqués Le récit s'articule autour de Samir, un photographe du sud de la Tunisie, amputé de sa jambe lors d'un attentat, reflet d'une jeunesse blessée, sacrifiée. Son destin tragique devient le miroir d'un pays où les espoirs de la révolution se sont brisés sur le mur de la réalité. À travers lui, Maher Abderrahmane interroge ce qu'il reste d'un idéal lorsqu'il se heurte à la violence, à la trahison politique, à la fatigue sociale. La construction repose sur une dualité métaphorique explicite : l'acacia, symbole d'une Tunisie millénaire, résistante, enracinée ; et le colibri, figure fragile mais lumineuse d'un souffle démocratique venu d'ailleurs. Cette allégorie s'étend à d'autres figures animales : sauterelles, varans, frelons, scarabées, autant d'êtres inquiétants qui représentent les fléaux politiques et terroristes s'acharnant sur le pays. L'auteur tente ainsi de construire un bestiaire politique, poétique dans l'intention, mais souvent artificiel et appuyé dans l'exécution.
Des personnages emblématiques… mais sans épaisseur Chaque personnage est censé incarner une facette de la Tunisie contemporaine : la mère Habiba, gardienne silencieuse de l'acacia et de la mémoire ; la sœur Najah, dévouée et sacrifiée ; le père Hamed, discret mais affectueux ; le grand-père, porteur des racines et d'une désillusion générationnelle ; les collègues journalistes, symboles d'une jeunesse désorientée ; ou encore le tenancier homosexuel de la cafétéria, figure de marginalité réprimée. Mais derrière cette volonté de donner corps à des archétypes sociaux et politiques, la profondeur fait défaut. Les personnages restent figés, privés de densité psychologique, de voix propre, de contradictions vivantes. On devine ce que chacun représente, mais on ne croit jamais vraiment à ce qu'ils sont. Résultat : l'attachement ne prend pas, et l'émotion reste absente.
Une écriture terne qui trahit l'intensité du propos L'une des grandes faiblesses de la version française du roman réside dans son style. Là où l'on attendait une prose poétique et incarnée, on trouve une langue figée, souvent scolaire, maladroite. Les phrases s'enchaînent sans rythme, sans souffle. L'auteur cherche l'élévation mais trébuche sur des formulations convenues, des descriptions plates, une émotion fabriquée. Ce décalage entre l'intention et l'exécution rend la lecture laborieuse. La scène relatant la bataille de Ben Guerdane, par exemple, pourtant l'un des épisodes les plus marquants de l'histoire récente de la Tunisie, n'échappe pas à ce traitement fade. Le 7 mars 2016, la ville de Ben Guerdane fut la cible d'une attaque coordonnée par des djihadistes affiliés à Daech, visant à établir un émirat islamique à la frontière libyenne. La riposte héroïque des forces tunisiennes et des habitants fut immédiate et décisive, inscrivant cet événement dans la mémoire nationale comme symbole de courage et de résistance. Dans le roman, pourtant, cet épisode est traité avec une étonnante tiédeur, sans tension dramatique, ni émotion, ni souffle épique.
Une traduction qui affaiblit ? Il faut également rappeler que le texte est traduit de l'arabe. Or, la version originale, publiée en mars 2024 par Dar al-Kitab, a pu porter une charge poétique et un rythme que la version française n'a manifestement pas su restituer. L'on sent, derrière les maladresses, une volonté sincère de bâtir un roman engagé et lyrique, mais ce souffle semble perdu dans la transposition linguistique. La version française échoue à transmettre l'essence de ce qui, dans l'arabe, pouvait relever du chant, de l'incantation, du témoignage brûlant.
Une ambition noble, un résultat frustrant Le Colibri et l'Acacia est porté par une intention claire et louable : documenter les douleurs d'une transition, donner voix à une mémoire collective, réconcilier l'intime et le politique. Mais entre symbolisme trop appuyé, personnages esquissés et style trop faible, il ne parvient pas à porter la charge émotionnelle et poétique qu'il promettait. En somme, un roman dont la portée intellectuelle est indéniable, mais dont la version française, malheureusement, ne parvient pas à transmettre l'élan ni l'intensité du propos.
Le Colibri et l'Acacia, de Maher Abderrahmane Traduit de l'arabe Editions L'Harmattan, 2025 195 pages – 19 euros Lauréat du Prix de la meilleure œuvre arabe traduite en espagnol (SIAL-Pygmalion, 2023)