La scène de ce 7 août devant le siège de l'UGTT a un parfum de déjà-vu. Un groupe sans ancrage clair, mais dont les slogans et les postures collent au narratif du pouvoir, se réunit pour réclamer ni plus ni moins que le gel de l'organisation syndicale. Le mot d'ordre, « Le peuple veut geler l'UGTT », ne laisse pas de place à l'ambiguïté. On vise ici un droit constitutionnel qu'est la liberté syndicale et on attaque frontalement l'une des plus anciennes institutions de la Tunisie indépendante, fondée bien avant la République, forgée dans les luttes anticoloniales et le combat social. Les critiques envers l'UGTT existent, bien sûr, et certaines sont légitimes. La bureaucratie interne, les compromis douteux avec le pouvoir… Rien de tout cela n'est nouveau. Mais ces débats se sont toujours réglés à l'intérieur de la maison syndicale, et non par des descentes hostiles orchestrées depuis l'extérieur. Les rares fois où le pouvoir a tenté de « régler » le problème à sa façon, il s'est heurté à un retour de flamme qui a renforcé l'organisation. Ainsi, la « manifestation » contre le siège de l'UGTT n'était pas un accident. Elle s'inscrit dans un vieux conflit qui traverse l'histoire sociale du pays : la volonté du pouvoir de briser toute autonomie syndicale. Depuis l'époque coloniale, en passant par Bourguiba, Ben Ali, Ennahdha, jusqu'à aujourd'hui, le cœur de la confrontation reste le même. Des comités de vigilances, aux ligues de protection de la révolution, jusqu'aux innommables surgis depuis le 25-Juillet, les noms changent mais la nature est la même.
De la rhétorique inflammable à la rue Avant même que les slogans hostiles ne pleuvent à la Place Mohamed Ali, le ton avait été donné au sommet. Dans son discours du mercredi 6 août, le président de la République, Kaïs Saïed avait dressé le tableau d'un pays assiégé par des forces obscures, dénoncé « ceux qui conspirent contre le peuple » et pointé les grévistes du transport comme ennemis de l'intérêt national. Cette rhétorique, saturée de termes guerriers et de mises en garde, fonctionne comme un feu vert implicite. Désigner la cible, délégitimer sa cause, et laisser les « honnêtes » faire le reste. L'histoire montre que lorsqu'un chef d'Etat parle de « trahison » ou de « complot » en visant une organisation précise, il n'est pas nécessaire de donner un ordre direct. La foule la plus fanatisée sait quoi faire. Ce qui s'est exprimé hier n'est donc pas une « colère spontanée du peuple », mais bien une offensive synchronisée. Les relais du pouvoir et propagandistes attitrés étaient d'ailleurs de sortie pour le confirmer. D'un côté, Nizar Oueslati Dax, voix agressive et fière de l'être, menace ouvertement d'élargir l'action à toute la Tunisie, accuse les syndicats de tous les maux et appelle notamment à couper les financements et le droit au détachement syndical. Le ton est celui du milicien bravache, assumant la confrontation physique et l'épreuve de force. De l'autre, Riadh Jrad, plume plus policée, enrobe l'attaque d'un discours patriotique. Il salue un « peuple uni » derrière le président et sa capacité à déjouer les complots, accuse l'UGTT de saboter l'espoir national, et parle de « corruption » pour justifier une purge au nom de l'intérêt général. Cette justification est une vieille recette. On promet de « nettoyer » pour mieux mettre au pas. Les deux registres se complètent : le bâton, pour intimider et préparer le terrain via un langage guerrier ; et le drapeau, pour rassurer l'opinion en enveloppant la répression d'un vernis légaliste et patriotique. Le résultat est le même. Par ailleurs, le vocabulaire employé par les assaillants et leurs soutiens ne doit rien au hasard. On parle de « nettoyage », de « mettre fin à », de « chasser » — des termes qui, historiquement, appartiennent au lexique des régimes fascistes et des mouvements autoritaires. Cette idée de purification, d'éradication des « indésirables », se retrouve dans toutes les expériences où l'Etat cherche à absorber ou détruire les organisations autonomes. Qualifier ces groupes de milices fascistes n'est donc pas un effet de style. C'est établir un fil rouge idéologique : celui d'un Etat qui, au nom du peuple, veut concentrer tous les leviers politiques, médiatiques, judiciaires et syndicaux entre ses mains.
Croire qu'en se taisant on évite les coups… La séquence ne peut pas être lue isolément. Les attaques contre l'UGTT surviennent après d'autres offensives contre des associations, des partis, et plus largement contre toute structure intermédiaire non alignée. La logique est toujours la même, réduire l'espace d'expression autonome, affaiblir les contre-pouvoirs, canaliser la parole publique autour du seul discours de l'exécutif. Il faut ici souligner une ironie cruelle. La direction actuelle de l'UGTT n'a pas été, ces dernières années, à l'avant-garde de la résistance aux dérives autoritaires. Elle a souvent préféré le repli, se tenant à distance des luttes contre les arrestations arbitraires de journalistes, d'activistes et même de syndicalistes. Par calcul ou par prudence, elle a cru qu'un profil bas lui éviterait la foudre. Or, comme le dit une fameuse phrase, quand on choisit le déshonneur à la guerre, on finit par récolter les deux. Dès qu'elle sort de son rôle de partenaire docile, l'organisation devient un ennemi à neutraliser. En restant en retrait lorsque d'autres subissaient la répression, l'UGTT s'est décrédibilisée et a validé l'idée qu'on pouvait briser impunément des contre-pouvoirs. Aujourd'hui, c'est à son tour d'être dans la ligne de mire. Et il se trouve qu'à cause de sa timidité face à l'arbitraire, beaucoup de voix ont exprimé une joie mauvaise qui peut se comprendre, mais qui dénote un manque flagrant de lucidité. Le risque est de cautionner la destruction d'une organisation historique au lieu de la pousser à réviser ses positions. Le piège consiste à indirectement adouber une purge qui, en réalité, prépare un vide que le pouvoir pourra remplir à sa guise, sans contrepoids. Le rassemblement hostile devant le siège de l'UGTT est un message politique limpide : aucun contre-pouvoir n'est intouchable. Si la centrale veut survivre comme acteur indépendant, elle ne pourra plus se contenter de faire l'autruche. Elle devra rompre avec le « militantisme silencieux » et affronter frontalement la logique autoritaire qui, aujourd'hui, frappe à sa porte avec la certitude de pouvoir entrer parce qu'en quelque sorte, elle y a été invitée.