Réuni le 26 août à la Kasbah, le gouvernement a présenté les grandes lignes de son projet de loi de finances 2026. Officiellement, il s'agit d'un texte censé marier justice sociale, croissance économique et transition écologique. En réalité, il est déconnecté des urgences du pays : aucune donnée chiffrée, des promesses vagues, des contradictions flagrantes et une absence totale de concertation avec les forces vives. Réuni le 26 août à la Kasbah sous la présidence de Sarra Zafrani Zenzri, le conseil ministériel consacré au projet de loi de finances 2026 a déroulé une longue liste d'engagements et de priorités. Le gouvernement promet une réforme fiscale plus équitable, un appui renforcé aux ménages vulnérables, la consolidation des caisses sociales, l'amélioration de la santé publique et de l'éducation, ainsi qu'une accélération de la transition énergétique. À ces intentions s'ajoutent la volonté de lutter contre l'économie parallèle et de stimuler l'investissement public et privé, censé tirer la croissance vers le haut. Présenté comme une déclinaison du plan de développement 2026-2030, ce projet se veut à la fois social et productif. Les ministres parlent d'un modèle de développement "par le bas", fondé sur les conseils locaux et régionaux, et censé refléter la vision du président de la République. Sur le papier, tout y est : justice sociale, travail décent, emploi, services publics de qualité, énergie verte. Dans la pratique, le texte ne fournit ni chiffres, ni hypothèses macroéconomiques, ni objectifs mesurables. En conclusion, la cheffe du gouvernement a insisté sur la nécessité de "construire un équilibre entre croissance et justice sociale" et de "préparer un cadre propice à la construction et à l'édification". Des formules convenues, déjà répétées lors de conseils précédents, et qui laissent le lecteur sur une impression de déjà-vu.
Des promesses sans chiffres dans une Kasbah en vase clos À la lecture du projet présenté, une impression domine : le gouvernement parle beaucoup, mais ne chiffre rien. Derrière les slogans sur la justice sociale, la croissance ou la transition écologique, aucun objectif mesurable n'est avancé. Pas de taux de croissance prévu, pas de projection sur l'inflation, pas même une cible budgétaire claire. Une loi de finances, censée être le document le plus précis et le plus concret de l'année, se réduit ainsi à un catalogue d'intentions vagues. Cette absence de données n'est pas anodine. Elle traduit la manière dont le projet a été conçu : dans le huis clos de la Kasbah, loin de tout débat public et sans concertation avec les partenaires économiques et sociaux. Ni l'Utica, ni l'UGTT, ni Connect, ni les ONG n'ont été associés à la réflexion. Aucun ministre n'est allé expliquer les grandes lignes du texte dans les médias, comme si la loi de finances relevait du seul gouvernement et non d'un peuple entier. La méthode interroge. Car une loi budgétaire ne se limite pas à lister des promesses : elle doit fixer des choix, assumer des arbitrages et tracer une trajectoire crédible. Or, au lieu d'un document chiffré et partagé, l'exécutif propose une vision solitaire, coupée de la société et des institutions qui devraient contribuer à la discussion.
Des contradictions assumées Au-delà de ce silence chiffré et de cette mise à l'écart du débat national, le projet souffre d'un autre mal : il se contredit lui-même. Les grandes intentions proclamées par le gouvernement se heurtent, une à une, à des décisions récentes qui vont dans le sens inverse. Le gouvernement proclame vouloir promouvoir la transition écologique. Mais dans le même temps, il a commandé 300 bus thermiques pour le transport public, au lieu d'opter pour des bus électriques pourtant exonérés de droits de douane et de taxes. Pire encore, les textes permettant aux privés de produire et vendre de l'électricité restent bloqués, consacrant le monopole de la Steg. Autre paradoxe : le projet affirme vouloir réduire l'usage du cash et encourager les paiements électroniques. Or, en octobre 2024, le gouvernement a abrogé l'article 16 de la loi de finances complémentaire 2014, qui interdisait la détention de plus de 5.000 dinars en liquide d'origine inconnue. Une décision justifiée à l'époque par la nécessité de « libérer » les petits commerçants et agriculteurs, mais qui a ouvert grand la porte à la circulation incontrôlée du cash et a fait le bonheur des commerçants informels et autres blanchisseurs d'argent. Autre incohérence, cette fois dans le domaine de l'éducation. Alors que le président de la République a érigé le projet de Conseil supérieur de l'éducation en pilier de sa vision politique, le communiqué de la Kasbah n'y fait aucune allusion. Le gouvernement se contente d'évoquer des diagnostics et des programmes alternatifs, comme s'il développait sa propre réforme de l'Education en marge de celle annoncée par Carthage. Ce silence est lourd de sens : il donne l'impression que deux projets distincts coexistent, l'un présidentiel, l'autre gouvernemental, sans articulation ni cohérence, comme si deux régimes fonctionnaient en parallèle. La contradiction est encore plus frappante avec la réforme des chèques. Entrée en vigueur début février 2025, la nouvelle loi a bouleversé les transactions économiques. L'outil de paiement préféré des classes moyennes et des PME a été remplacé par un système lourd, peu pratique et mal adapté aux réalités tunisiennes. Résultat : chute des transactions, effondrement du commerce de l'ameublement, ralentissement du tourisme et paralysie de plusieurs secteurs. La Steg elle-même a refusé les nouveaux chèques, faute d'équipements adaptés. Loin de réduire la circulation du cash, la réforme a contribué à son explosion. Ces incohérences résument à elles seules la tonalité du projet de loi de finances 2026 : un texte qui se pare de nobles intentions mais qui trébuche dès qu'il affronte la réalité. À écouter le communiqué de la Kasbah, la Tunisie serait à l'aube d'une ère de justice sociale, de transition énergétique et de transparence financière. À observer les décisions concrètes, le tableau est tout autre : des bus thermiques au lieu de véhicules propres, un marché de l'électricité toujours verrouillé, des lois qui favorisent la circulation du cash après l'avoir prétendument combattue, une réforme des chèques qui asphyxie l'économie. Le contraste est saisissant entre des promesses solennelles et des choix pratiques qui vont dans la direction opposée.
La Kasbah décide, le pays subit Face à ces incohérences, des voix s'élèvent au Parlement. Abdeljelil El Heni, président de la commission des finances, rappelle que l'article 40 de la loi organique du budget impose au gouvernement de transmettre ses hypothèses macroéconomiques avant fin juillet. « Le non-respect de ce délai légal constitue une violation claire de la loi », dénonce-t-il, regrettant une démarche unilatérale qui prive la représentation nationale de son rôle de contrôle. Le député Mohamed Ali est encore plus direct : « On nous traite comme des figurants dans une démocratie vidée de sa substance », écrit-il sur ses réseaux. Il accuse le gouvernement de réduire l'Assemblée à une simple chambre d'enregistrement, en multipliant les ordonnances et en méprisant les questions des élus. Sur le papier, le projet de loi de finances 2026 promet tout : justice sociale, croissance, écologie, modernisation. Mais dans les faits, il se construit en circuit fermé, multiplie les contradictions et piétine les règles de transparence. Plus grave encore, il confirme l'isolement de la Kasbah et la marginalisation du Parlement. Cette impression de déconnexion est renforcée par l'écart entre le langage officiel et la vie réelle. Tandis que les communiqués célèbrent des "équilibres" et des "visions inclusives", la population constate une inflation persistante, une crise de liquidité et un chômage qui ronge les perspectives des jeunes. Tandis que le gouvernement annonce vouloir réduire l'usage du cash, il a lui-même facilité sa prolifération. Tandis qu'il prétend promouvoir la transition écologique, il continue à équiper le pays en bus thermiques. Tandis qu'il affirme moderniser l'éducation, il passe sous silence le projet présidentiel du Conseil supérieur de l'éducation, censé être la grande réforme institutionnelle du secteur. À cela s'ajoute une attitude qui en dit long : aucune conférence de presse, aucune déclaration publique, aucune interview médiatique n'a accompagné la présentation du projet. La Kasbah se contente de publier un compte-rendu sec, comme si elle n'avait de comptes à rendre à personne. Cette absence totale de pédagogie et de dialogue est perçue comme un mépris implicite envers les citoyens, réduits au silence alors même que leurs vies sont directement impactées par les choix budgétaires. En refusant le débat, en écartant les partenaires sociaux et en privant les députés des données de base, l'exécutif prend le risque d'aggraver le fossé entre les institutions et la société. Une loi de finances n'est pas seulement un document comptable : c'est le contrat économique d'une nation. En choisissant de l'écrire seul, sans chiffres et sans explications, le gouvernement donne l'image d'un pouvoir replié sur lui-même, sourd aux réalités et incapable d'assumer ses contradictions.