À une semaine d'intervalle, la cheffe du gouvernement Sarra Zaâfrani Zenzri a présidé deux conseils des ministres : le premier, le 26 août, consacré au projet de loi de finances 2026 ; le second, le 2 septembre, dédié au projet de balance économique. Deux longues communications officielles, lourdes de promesses et d'incantations, qui se ressemblent étrangement. Derrière la redondance apparente, une complémentarité se dessine : l'un définit les outils fiscaux et budgétaires, l'autre trace les trajectoires macro-économiques. Mais le paradoxe demeure : on promet tout, tout de suite, dans un pays qui n'a plus les moyens de ses ambitions. La proximité des dates interroge. Pourquoi deux conseils de ministres en l'espace d'une semaine, chacun conclu par un compte-rendu fleuve ? Le 26 août, le gouvernement a livré une première feuille de route budgétaire. La loi de finances 2026 y est présentée comme l'instrument par excellence pour instaurer une nouvelle justice fiscale, rationaliser les dépenses publiques, intégrer le secteur informel, lutter contre l'évasion et refinancer des caisses sociales exsangues. Tout en multipliant les engagements : recrutements dans la fonction publique, soutien aux entreprises, couverture sanitaire renforcée, financement de la réforme éducative, transition énergétique, infrastructures, lutte contre le travail précaire et contre la sous-traitance. Le 2 septembre, rebelote. Cette fois, le gouvernement s'est penché sur le projet de balance économique pour 2026. Un document supposé donner une vue d'ensemble sur les équilibres macro-économiques et sociaux. Le discours met en avant la croissance attendue du PIB, les performances sectorielles (agriculture, industries, services, phosphates), les prévisions d'investissement et de commerce extérieur. On y retrouve, en filigrane, la même logique : justice sociale, développement local, transition écologique et renforcement du rôle des conseils locaux, régionaux et d'échelle nationale dans la préparation du plan de développement 2026-2030.
Une réaction plus qu'une stratégie
En apparence, ces deux conseils semblent n'être qu'une redondance. Mais il y a une autre explication : la cheffe du gouvernement a été rappelée à l'ordre par le Parlement. Le député Yassine Mami a dénoncé, le 1er septembre, l'inaction du gouvernement concernant la présentation des grandes lignes du budget de l'Etat, rappelant que l'article 40 de la loi organique n°2019-15 impose au gouvernement de soumettre ses hypothèses budgétaires à l'Assemblée avant la fin juillet. D'autres élus, comme Abdeljelil El Heni ou Mohamed Ali, avaient déjà critiqué le non-respect de la loi et l'opacité de la démarche gouvernementale. Le conseil du 2 septembre apparaît donc comme une réaction au quart de tour, visant à combler ce vide et à se mettre en conformité, plus que comme une étape pensée dans une stratégie de communication.
Une litanie de promesses Conséquence de cette réaction au pied levé, l'impression de déjà-vu domine à la lecture des deux comptes-rendus du 26 août et du 2 septembre. Les mêmes slogans reviennent, de manière obsessionnelle : justice sociale, intégration du secteur parallèle, transition énergétique, recrutements publics, amélioration des services de santé et d'éducation. À chaque fois, l'Etat promet davantage de prestations, davantage de soutien, davantage d'investissement. Ce qui frappe, c'est le coût budgétaire de ces engagements. Recrutements massifs, couverture sociale élargie, infrastructures nouvelles, transition énergétique accélérée : tout cela suppose des milliards que l'Etat tunisien n'a pas. D'où la contradiction soulignée par les deux textes eux-mêmes : d'un côté, la nécessité de rationaliser les dépenses et de garantir la soutenabilité des finances publiques ; de l'autre, une avalanche de mesures sociales qui gonflent la facture. Car derrière les redondances, il y a un paradoxe : comment promettre à la fois rigueur et dépenses nouvelles ? Comment parler de rationalisation budgétaire tout en annonçant de nouveaux recrutements dans la fonction publique et le renforcement de la protection sociale ? Comment soulager la fiscalité des entreprises publiques en difficulté sans compromettre les recettes de l'Etat ? Le gouvernement se place dans un double registre. Sur le papier, il invoque la discipline et l'équilibre ; dans le discours, il flatte les attentes sociales par une surenchère de promesses. Ce grand écart traduit une impasse politique : satisfaire le président, qui veut incarner l'Etat social, tout en rassurant des partenaires financiers qui exigent rigueur et orthodoxie.
Une complémentarité affichée Pourtant, à y regarder de près, les deux conseils ne sont pas totalement superposables. Le premier, axé sur la loi de finances, a détaillé les outils budgétaires et fiscaux. Il s'agissait de dire comment l'Etat compte financer son action : réforme de la fiscalité pour instaurer plus de justice, intégration du secteur informel pour élargir l'assiette, lutte contre l'évasion et le paiement en cash pour accroître les recettes, gouvernance plus rigoureuse des programmes sociaux, et surtout refinancement de caisses sociales au bord de la faillite. Autant de leviers qui dessinent l'image d'un gouvernement préoccupé par ses marges de manœuvre financières, obligé de rationaliser pour survivre, tout en promettant un filet de sécurité renforcé. Le second conseil, centré sur la balance économique, a déroulé les projections macro-économiques et sectorielles. Là, le discours bascule dans la prospective : croissance attendue du PIB, évolution de l'agriculture, de l'industrie et des services, redressement du secteur des phosphates, développement des exportations et amélioration du commerce extérieur. À cela s'ajoute une vision plus qualitative : investir dans les infrastructures, moderniser l'administration par le numérique, renforcer la compétitivité, promouvoir l'innovation et la recherche scientifique, encourager l'économie verte et circulaire. Cette distinction est importante : le 26 août, on dessine les ressources et instruments (comment financer et par quels mécanismes fiscaux et sociaux) ; le 2 septembre, on fixe les finalités et trajectoires (où aller et quels résultats atteindre). L'un est tourné vers la caisse de l'Etat, l'autre vers le tableau macro-économique. Pris ensemble, ces deux conseils composent une feuille de route économique pour 2026. On y retrouve une logique d'imbriquer finances et économie, micro et macro, recettes et dépenses. C'est une tentative de donner de la cohérence à une politique économique qui, depuis des années, se présente sous forme de mesures isolées, souvent dictées par l'urgence. Mais cette complémentarité a ses limites. D'abord, elle n'est pas assumée comme telle : il a fallu deux conseils rapprochés, sur fond de rappel à l'ordre parlementaire, pour que les pièces du puzzle s'assemblent. Ensuite, elle reste davantage théorique que pratique. Les instruments financiers annoncés supposent une efficacité administrative et un courage politique qui font défaut depuis des décennies. Quant aux projections macro-économiques, elles paraissent déconnectées de la réalité d'un pays miné par le chômage, l'endettement, le déficit commercial et la fuite des investisseurs.
Une cohérence… incantatoire Au final, les deux conseils donnent l'impression d'un discours rodé, où tout est pensé pour répéter le même message : justice sociale et croissance, en harmonie avec la vision présidentielle et la planification ascendante. Une cohérence apparente, mais qui vire au discours incantatoire. La Tunisie peut-elle réellement tout faire à la fois : recruter massivement, refinancer ses caisses sociales, investir dans l'énergie, moderniser l'éducation et l'administration, tout en maintenant la rigueur budgétaire ? Les deux conseils des ministres posent plus de questions qu'ils n'apportent de réponses. Et révèlent surtout une vérité crue : le gouvernement promet un futur qu'il ne peut pas financer.