Le dernier rapport de la plateforme Mubawab confirme ce que les chiffres des mois précédents annonçaient déjà : le marché immobilier tunisien évolue à contre-courant de toute logique économique. Les prix continuent de grimper, les surfaces se réduisent, l'offre s'accumule… mais la demande se contracte. À cela s'ajoutent des centaines de milliers de logements vacants et des promoteurs étranglés par la fiscalité et l'administration. Résultat : un secteur vital, mais bloqué, où tout le monde perd. Le premier semestre 2025 confirme une tendance lourde : les promoteurs réduisent la taille des appartements pour les rendre un peu plus accessibles, sans pour autant briser la dynamique inflationniste. Selon les dernières observations de la plateforme spécialisée Mubawab, les prix ont progressé de +2 % en six mois et de +5 % sur un an. Cette hausse, certes plus modérée que par le passé, reste hors de portée pour une grande partie des ménages, surtout dans les grandes zones urbaines. Pour compenser le poids du foncier – qui représente jusqu'à 40 % du coût total de construction – et l'accès au crédit devenu prohibitif, les promoteurs misent désormais sur des S+2 ou des S+3 de superficies intermédiaires (90-130 m²) et sur des petites surfaces de 50 à 90 m². Une mutation structurelle qui traduit une adaptation forcée plus qu'un choix volontaire.
Vendeurs nombreux, acheteurs rares : l'illusion d'un marché actif Le marché immobilier donne l'impression de bouger. Les annonces se multiplient, les offres progressent de 3 % par rapport à l'an dernier, et les plateformes comme Mubawab affichent des milliers de biens disponibles. Mais cette vitalité est trompeuse : dans le même temps, la demande s'est contractée de 1 %, confirmant que les acheteurs se font de plus en plus rares. La mécanique est bancale : beaucoup de vendeurs, peu d'acquéreurs, et des prix qui continuent malgré tout leur ascension. Entre janvier et juin, l'indice Mubawab a bondi au premier trimestre, avant de refluer aussitôt au second. Une hausse de façade, vite rattrapée par le réel. Amira et Houssem, trentenaires, ont sillonné Ariana Ville, La Soukra, puis Aïn Zaghouan Nord. « On nous propose des S+2 de 85 à 95 m², salon étroit, cuisine couloir, et des prix qui flirtent avec 350.000 dinars. Même avec un crédit long, on n'y arrive pas. On voulait un chez-nous, mais pas à n'importe quel prix », soupire Amira. Leur banquier a clos le débat : taux dissuasifs, apport exigé, mensualités qui dévorent la moitié du revenu. Résignés, ils louent encore, en attendant que le marché consente à leur existence.
L'ancien domine, mais le neuf fait grimper la note Comme en 2024, l'offre reste dominée par l'ancien (68 %), avec un neuf à 32 % qui continue pourtant de tirer les prix. À surface comparable, l'écart peut dépasser 1.000 DT/m² dans le Grand Tunis. Aïn Zaghouan Nord : environ 4.540 DT/m² en ancien contre 5.460 DT/m² en neuf. El Aouina : 3.850 DT contre 4.410 DT. Dans les quartiers premium (Jardins de Carthage, Marsa, Lac 2), la surcote neuve se paie comptant, même quand la demande patine. Côté préférences, la convergence est nette : S+2 (41 % de l'offre / 43 % de la demande) et S+3 (32 % / 28 %) dominent, et la tranche 90-130 m² représente 37 % des biens… et 37 % des recherches. L'ajustement de l'offre n'a pourtant pas suffi à relancer la machine.
800.000 logements vacants : le chiffre qui ne passe pas L'ajustement de l'offre aux attentes n'a donc pas suffi. Les promoteurs construisent des S+2 et des S+3 aux surfaces intermédiaires, exactement ce que recherchent les acheteurs… mais les ventes ne décollent pas. La preuve la plus éclatante de ce blocage est tombée avec le dernier recensement national : 800.000 logements vacants en Tunisie. Près d'un million d'unités ni vendues, ni louées, qui s'ajoutent aux stocks déjà en souffrance. Ce paradoxe résume à lui seul la maladie du marché : trop de biens disponibles, mais pas au bon endroit, ni au bon prix. Les grandes villes étouffent sous la demande – le gouvernorat de Tunis affiche une densité record de 3.700 habitants/km² – tandis que des immeubles flambant neufs restent vides ailleurs, loin des zones de travail et de services. Dans une économie normale, une telle abondance aurait entraîné un effondrement des prix. Mais en Tunisie, les promoteurs préfèrent attendre plutôt que de céder. « Brader, c'est mourir », répètent-ils. Les appartements s'entassent, les familles renoncent, et les prix, eux, restent figés dans une logique artificielle. La comparaison avec l'Espagne est éclairante. Quand la bulle immobilière a éclaté en 2008, les prix se sont effondrés, ruinant des promoteurs mais rendant enfin le logement accessible aux classes moyennes. La Tunisie, elle, s'enfonce dans une crise chronique : pas de purge, pas d'ajustement, seulement une longue stagnation. Derrière ces 800.000 logements vacants, ce n'est pas seulement une statistique qui interpelle, c'est le symbole d'un système verrouillé, où la pierre reste un totem sacralisé, même lorsqu'elle ne répond plus à aucun besoin réel.
Le promoteur : « Si je baisse, je coule » Face au procès en déconnexion, Ahmed, promoteur au Lac, se défend. « Le foncier nous mange jusqu'à 40 % du coût. L'électricité, l'eau, l'assainissement prennent des mois. Les PV de récolement ne se signent plus. Chaque retard, ce sont des intérêts qui courent. Si je baisse, je coule. Je préfère attendre que vendre à perte. » Son récit est devenu la norme : entre Steg, Sonede, Onas, autorisations qui s'éternisent et municipalités paralysées depuis la dissolution des conseils, des immeubles achevés restent juridiquement invendables. Le temps s'ajoute au coût ; le coût, au prix final. C'est aussi dans les bilans financiers que cette impasse s'affiche. Le passage de la TVA de 19 % à 7 % sur les logements neufs destinés à l'habitation jusqu'à 400.000 dinars a certes offert un bol d'air. Selon le ministère de l'Equipement, l'économie peut atteindre 20.000 dinars sur un achat. Les fiscalistes, comme Mohamed Salah Ayari, plaident pour étendre le plafond à 500.000 dinars. Effet réel mais limité : la mesure ne corrige ni le coût du foncier, ni la cherté du crédit, ni les lenteurs administratives. Elle allège la facture, elle ne répare pas le modèle.
Une bulle qui refuse de crever En Espagne, la bulle a éclaté, la purge a été douloureuse mais réaliste. En Tunisie, la crise ne crève jamais : elle se sédimente. Les logements deviennent plus petits pour rester "vendables", les prix restent plus hauts pour sauver des bilans qui saignent, l'Etat fait des retouches fiscales et l'administration bloque la sortie d'usine des appartements. Les jeunes et les classes moyennes regardent le marché par la vitre. Les derniers chiffres de Mubawab ne sont pas une anomalie, mais la photographie d'un système qui refuse l'ajustement. Tant que la chaîne foncier-financement-autorisation ne sera pas desserrée, l'immobilier restera ce qu'il est devenu : un secteur en apnée, sous perfusion. Et plus le temps passe, plus le risque grandit qu'un jour, la bulle éclate d'elle-même — violemment, sans ménagement.
Maya Bouallégui
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