L'éviction de Mustapha Kamel Nabli à la tête de la Banque Centrale de Tunisie (BCT) a eu ses répliques : D'abord, à la Bourse de Tunis qui a réagi négativement à cette «nouvelle» - le 27 juin, l'indice Tunindex a cédé 0,61% clôturant sous les 5.000 points à 4972,42 points dans un volume d'affaires toujours faible de 4,8 millions de dinars, ensuite les partenaires financiers et, « last but not least », la scène politique nationale qui reste, pour le moins, divisée par rapport à la pertinence d'une pareille décision, surtout de par son timing ! Dans tous les cas, c'est l'image de la Tunisie qui en sort fortement affectée … mais qui s'en soucie réellement ? Dans l'attente de la confirmation par le gouvernement qui, selon la « petite constitution », devrait approuver la demande du président de la République et que la décision soit votée à la Constituante, les avis convergent : Nabli pourrait être une victime collatérale des caprices de Marzouki. Samir Ben Amor, conseiller « influent» auprès de Marzouki précise pourtant que cette décision «est une activation d'un accord (antérieur) entre les membres de la Troïka». Toutefois, aucune confirmation n'est venue de la Kasbah. Il est bon de souligner, à ce propos, que même Ferjani Doghmane (Ennahdha), président de la Commission des Finances, de Planification et du Développement à l'ANC s'est interrogé sur les colonnes d'Assabah : «la présidence a-t-elle consulté le Gouvernement avant la prise de cette décision ?». Et d'ajouter : «pour nous, jusqu'à présent, le gouverneur de la Banque centrale est Mustapha Kamel Nabli». Quand on connaît la rigueur des membres d'Ennahdha, la déclaration d'un membre proche du Cheikh est à prendre au sérieux. Même si les CPRistes assurent en bloc que le limogeage de M. Nabli n'a rien à voir avec l'extradition de Mahmoudi, leurs arguments sont peu convaincants, tant sur le plan national qu'international. Officiellement, aucun lien entre les deux faits. Cependant, médias, hommes politiques, économistes et observateurs n'en pensent pas moins ! D'ailleurs, la presse internationale n'arrive toujours pas à comprendre le bien-fondé de cette décision. Le très sérieux Financial Times (FT) met en exergue les qualités de Mustapha Kamel Nabli, «bien respecté dans les cercles internationaux» et ayant «joué un rôle clé pour rassurer les investisseurs pour le redressement de la Tunisie après la révolution». Le prétexte laconique du porte-parole de la présidence sur «le dysfonctionnement entre la politique monétaire suivie par M. Nabli et la politique adoptée par les instances dirigeantes du pays», (Associated Press) ne fait pas le poids. A cet égard, il importe de se demander si la conduite de la politique monétaire relève, un tant soit peu, des prérogatives du président ? C'est peut-être pour cela que Maghreb Emergent «ose» légender : «Marzouki a limogé Nabli pour prouver qu'il n'est pas un "tartour" ?». Face à l'incompréhension, l'humour noir est de circonstance. Le FT cite Mongi Boughzala, économiste à l'Université de Tunis qui dit de Nabli : il «ne permettrait pas une politique monétaire accommodante pouvant correspondre à leur politique budgétaire au-delà de ce qu'il pensait être judicieux». Toutefois, «le problème est que je ne pense pas qu'ils aient une meilleure alternative» que Nabli, regrette-t-il. En plus, si en limogeant Nabli, Marzouki croit rendre service à la Tunisie, c'est qu'il se trompe complètement. A quelques jours de la visite de l'agence de Moody's, notation dont le pays a énormément besoin, le président donne une très mauvaise image sur le processus politique, aspect fortement critiqué par S&P lors de la récente dégradation de la note tunisienne. Aussi, si le pays compte financer les projets de développement, notamment dans les régions, la Tunisie aura besoin du soutien des instances internationales comme la BAD, la BIRD, la Banque Mondiale ou le FMI. Paradoxalement, Marzouki s'entête à ne signer aucune convention tant que Nabli est en poste. Victime collatérale de ce «caprice» : la Tunisie. D'une part, en refusant de signer deux projets de loi relatifs à l'amendement de l'accord de création du FMI et à l'autorisation de l'augmentation de la part du pays dans ce fond, on risquerait de se mettre sur le dos les institutions financières internationales. D'autre part, c'est le gouvernement formé par Hamadi Jebali qui voit, ainsi, ses plans contrariés. Ces agissements s'inscrivent-ils dans une manœuvre électorale ? Par ailleurs, un fin observateur des coulisses du Palais de Carthage parle d'un président mal conseillé. Pis encore, il ne tend pas l'oreille à ceux qui l'entourent tout en étant sous l'influence grandissante d'une figure de l'ancien régime à qui Nabli a fermé les portes et les robinets de la BCT. Cette figure aurait promis de se venger de l'actuel gouverneur. Aussi, un affairiste bien connu de la scène et qui a fricoté avec les clans Ben Ali et Trabelsi lui tient rancune pour avoir refusé de lui faciliter l'octroi de crédits ! D'ailleurs, à chaque polémique autour de la BCT, ce dernier n'hésité pas à diriger sa machine de diffamation contre Nabli. Même si ces informations n'ont pas été confirmées (ni infirmées d'ailleurs) par les services de la BCT, ces derniers nous mettent la puce à l'oreille en faisant référence à la dernière interview que Nabli a accordée à Nessma Tv. En effet, le gouverneur révélait clairement que les calomnies, rumeurs et coups-bas dont il fait l'objet sont l'œuvre de ceux qui sont mouillés dans des affaires de corruption. Economiquement parlant, un élément de réponse est fourni par Mohamed Haddar, président de l'Association des Economistes Tunisiens et proche de M. Nabli. Il souligne qu'une «confusion volontaire de la part de certains responsables entre le fonctionnement des institutions de l'Etat tunisien et la campagne électorale des partis politiques» constitue un danger qui guette le processus démocratique en Tunisie. Dans ce dessein, la BCT constitue un extraordinaire support de campagne : «la BCT peut être utilisée à des fins électorales par des partis politiques, car elle a le monopole légal de création de la monnaie». Et ce n'est un secret pour personne que Nabli – à la force de caractère bien connue – accordera sans scintiller une fin de non recevoir à ce genre de requête si elle venait à être faite. Et c'est justement sur ce plan que beaucoup lui reprochent sa rigueur. Mais est-ce un défaut ? Ainsi, c'est le ministre des Finances, Houcine Dimassi - son «ami et collègue» comme il se présente - qui ne tarit pas d'éloges sur le travail et les compétences de Mustapha Kamel Nabli, «malgré son caractère un peu spécial, mais dont on a besoin», dit-il. Orphelin de père dès l'âge de 5 ans, benjamin de 9 frères et sœurs, élevé dans des conditions difficiles au sein d'une famille modeste, M. Nabli a gravi les échelons pour diriger, dès 1999, la direction Moyen-Orient et Afrique du Nord à la Banque Mondiale et ce, jusqu'à 2011, date de sa nomination au poste de gouverneur de la BCT. Entretemps, Nabli a été titulaire d'une maîtrise et d'un Doctorat en économie de l'Université de Californie à Los Angeles (UCLA), puis, respectivement, professeur de Sciences économiques à la Faculté de Droit et des Sciences Politiques et Economiques de Tunis et professeur et chercheur auprès de différentes universités, notamment, en France, aux Etats-Unis d'Amérique, au Canada et en Belgique. Il a, également, été expert des questions économiques auprès de la Communauté Economique Européenne et de la Ligue des Etats Arabes. De 1988 à 1990, il a été président de la Bourse (1988 et 1990) et de 1990 à 1995, ministre du Plan et du Développement Régional puis Ministre du Développement Economique. Poste duquel il a été chassé par les sbires de l'ancien régime, avant de le forcer à quitter le pays après une année de chômage forcé. Son caractère peut s'expliquer par le chemin parcouru. D'ailleurs, le FT souligne que son éviction pourrait être attribuée à des soupçons par la Troïka «qu'il était trop indépendant d'esprit» et que «l'absence de liens avec l'une des trois grandes formations politiques qui composent le gouvernement» ne l'a pas aidé. Cependant, est-ce par obstination ou par simple calcul politique que Marzouki essaie de se débarrasser de Nabli ? Laver l'affront de l'épisode Mahmoudi serait-il un alibi de circonstance ? Certains pensent que la révocation de Nabli pourrait le libérer et lui donner des ailes pour entamer une carrière politique…