Beaucoup de choses ont été dites sur le rapport de la Colibe (commission des libertés individuelles et de l'égalité) depuis qu'il a été rendu public. La moitié de ces choses sont fausses. Et ces choses ont, pour la plupart, été dites par des personnes qui n'ont même pas lu le rapport qu'ils critiquent. Il est facile de juger un livre à sa couverture. Il est encore plus facile de s'emporter lorsqu'on vous dit que ce livre menace le modèle de société existant et (ô sacrilège) le Coran et le Sacré. Il est intéressant de se demander en quoi un rapport qui consacre les libertés individuelles menace le Coran. La plupart des personnes qui critiquent le rapport de la commission des libertés ne savent pas vraiment pourquoi ils le font. « On a entendu qu'il modifiera les fondements du Coran, on nous a dit qu'il compromettra les bases de la société musulmane, on a compris qu'il permettra aux homosexuels de se marier entre eux ». Tout ceci est non seulement faux mais n'a, en plus, aucun fondement.
La mobilisation générale, les manifestations des imams, les prières dans la rue et les slogans brandis sont d'autant plus ridicules qu'il s'agit d'une simple démonstration de force. Le rapport de la Colibe ne menace nullement les croyances des uns et des autres. S'il menace quelque chose, c'est un modèle de société totalitaire dans lequel prime la pensée unique. Ceux qui veulent donner le tiers de leur héritage à leurs filles et le double à leurs garçons n'ont aucun souci à se faire, ils pourront encore le faire. Que ceux qui veulent donner des prénoms musulmans et inspirés du Coran (et des feuilletons égyptiens) se rassurent, ils pourront toujours appeler leurs enfants comme bon leur semble. Que ceux qui rejettent l'homosexualité et croient en la version « traditionnelle » du couple, constitué de deux personnes de sexes différents, se calment, personne ne les forcera à devenir homosexuels. Ceux qui se sentent menacés par le rapport de la Colibe sont ceux que les libertés des autres gênent. Ce sont ceux qui tiennent, religieusement, à ce que la société leur ressemble et ne dévie pas des traditions et des habitudes qui leur sont familières et donc réconfortantes. Quand bien même elle évoluait, ils voudraient que cette évolution se fasse dans leur sens et non pas dans celui des autres.
Ceci peut sembler assez surréaliste aux yeux de certains, mais parmi ceux qui s'opposent au rapport de la Colibe (sans même avoir pris la peine de le lire) figurent ceux qui citent l'Arabie Saoudite comme exemple, qui pensent que les adultères et les homosexuels devraient être lapidés et que la femme a été « honorée » à travers le droit de vote, le droit de conduire une voiture ou l'immense privilège de sortir travailler. Parmi eux, figurent aussi ceux qui s'indigent contre la vente d'alcool dans les grandes surfaces, contre les tenues « légères » des filles en été et contre les « outrageux » appels aux libertés prononcés par les intellectuels « mécréants et trop influencés par l'Occident ».
Ces personnes estiment qu'un seul modèle de société est digne d'exister, que le Tunisien est musulman par nature et que le droit de choisir ses croyances ou sa religion ne lui est pas permis. Ils pensent aussi que les minorités religieuses - juifs, chrétiens ou autres religions - et les irréligieux, les athées, les agnostiques et autres croyances diverses et variées, n'ont pas droit à la nationalité tunisienne car ils ne remplissent pas tous les critères du parfait petit Tunisien. Le parfait petit Tunisien qui fait le ramadan et va prier le vendredi à la mosquée, peu importe ce qu'il fait en parallèle.
Ces gens-là n'ont pas besoin de perdre leur temps à lire le rapport de la Colibe, leur opinion est déjà toute faite. Ils n'ont pas besoin de savoir que le rapport de la commission des libertés consacre le droit à la vie et le droit de choisir sa propre croyance et ses propres convictions, le droit aux citoyens d'être égaux, respectés, valorisés et protégés devant la loi. Ils n'ont pas besoin de savoir que ce rapport s'élève contre la peine de mort, contre les incitations au suicide, contre les injustices entre personnes de sexes différents, contre les violations faites aux personnes en fonction de leurs croyances, orientations ou pratiques sexuelles et contre la torture aussi bien physique que mentale mais consacre le droit à la présomption d'innocence, la révision des conditions de détention, la liberté de circulation, la protection de la vie privée, la liberté des recherches, des arts et de la culture…
Tout ceci n'a aucune importance pour ceux qui s'indignent contre les libertés des autres alors qu'elles ne menacent en rien les leurs mais compromettent un modèle de société qu'ils veulent voir imposé à tous. Pour faire passer les amendements proposés sur les lois critiquées, la commission des libertés - dite commission de Bochra Belhaj Hmida (du nom de sa présidente) - a du pain sur la planche. En plus de se consacrer à un débat constructif pour décider de ce qui doit être changé ou non, elle devra d'abord perdre son temps face à des gens qui n'ont même pas cherché à comprendre. Des gens qui s'opposent rien que pour l'ignorance de s'opposer à tout changement qui fait peur…