L'adage connu en football selon lequel l'expérience bat toujours la jeunesse semble aussi se confirmer dans le champ chaotique et désolé de la politique tunisienne. Rached Ghannouchi a réussi à battre l'ensemble des acteurs politiques du pays et le seul qui pouvait lui tenir la dragée haute, dans un derby toujours passionnant, était feu Béji Caïd Essebsi. Béji Caïd Essebsi avait le talent politique nécessaire pour anticiper les agissements d'Ennahdha et savoir comment contrer sa dévorante ambition de main mise sur le pouvoir. Les acteurs politiques actuels semblent être dénués de ce talent et se font balader par le cheikh. Après la tonitruante déconvenue du gouvernement Habib Jamli, d'aucuns auraient cru à une perte de crédibilité de Rached Ghannouchi et de son parti, responsables de cette nomination. Des partis comme Attayar et Echaâb s'étaient réjouis du fait que l'initiative revienne, à partir de ce moment-là, au président de la République. Ils ont pensé, et ils n'étaient pas les seuls, que Kaïs Saïed allait rythmer la vie politique tunisienne en ayant cette initiative. Certains ont même envisagé un scénario où le président pousserait à la dissolution du parlement pour ensuite créer un parti politique et concourir aux législatives anticipées. Il s'agit désormais d'un scénario lointain qui a peu de chances de voir le jour car entre temps, Rached Ghannouchi est intervenu.
Le vieux renard de la politique a réussi à reprendre l'initiative politique et à se replacer au centre de l'échiquier national. Désormais, c'est Rached Ghannouchi qui donne le ton et qui rythme à sa guise la vie politique tunisienne. Il a très vite « calmé » Ekyes Fakhfakh quand celui-ci s'est vanté d'avoir une légitimité présidentielle et on lui a rappelé qu'il devait composer avec les partis et avec l'assemblée, peu importe la confiance qu'a placée en lui Kaïs Saïed. Une preuve éclatante est la rencontre entre Elyes Fakhfakh, Nabil Karoui et Rached Ghannouchi au domicile de ce dernier. Le message est on ne peut plus clair : C'est moi qui commande et c'est chez moi que vous vous réunissez. Les choix courageux d'Elyes Fakhfakh concernant son assise politique sont désormais de l'histoire ancienne et c'est Rached Ghannouchi qui choisit pour lui. Il est entendu, évidemment, qu'aucun gouvernement ne pourra être adopté sans l'appui d'Ennahdha et de Rached Ghannouchi. Aujourd'hui, la situation est telle que le président de l'ARP reçoit les acteurs politiques comme Nabil Karoui et Elyes Fakhfakh dans ses bureaux à l'Assemblée. Il aura réussi, jusqu'ici, à tirer l'épicentre de la vie politique tunisienne au Bardo en affaiblissant aussi bien la Kasbah que Carthage. Il aura réussi à devenir l'homme sans qui rien ne se fait et rien ne se décide. Il aura réussi à dompter tous ces novices de la politique et à les faire rentrer dans le rang. Rached Gahnnouchi est un politicien né qui profite de la naïveté et de l'empressement de ses adversaires politiques. Il n'a aucun scrupule à dire la chose et son contraire en l'espace de quelques semaines en poussant les autres à en faire de même.
Kaïs Saïed, Youssef Chahed, Nabil Karoui et dernièrement Elyes Fakhfakh ont aidé Rached Gahnnouchi dans cette optique. Le « patriarche » comme l'a affectueusement dénommé l'élu Qalb Tounes Iyadh Elloumi est aujourd'hui aux commandes du gouvernement en formation. Il a imposé à Elyes Fakhfakh des consultations avec le parti de Nabil Karoui en évoquant l'intérêt de la nation et la nécessité d'avoir une large assise politique. Autant de mythes érigés en vérités absolues par le cheikh islamiste et dans lesquelles les autres acteurs plongent les yeux fermés. Par exemple, le mythe selon lequel une alliance gouvernementale permettra la constitution rapide des institutions à l'instar de la cour constitutionnelle. Personne ne dit que la formation de cette cour, tellement importante, n'a absolument rien à voir avec le gouvernement et qu'il s'agit uniquement d'une affaire parlementaire. Donc, ceux qui veulent réellement élire les membres de cette cour n'ont pas besoin d'être aussi alliés au sein du gouvernement. Rached Ghannouchi tend ses pièges et force la main à l'exécutif en toute impunité. Puisqu'il tient les cordons du gouvernement, la plupart des acteurs politiques lui mangent dans la main en espérant obtenir un strapontin aux côtés d'Elyes Fakhfakh.
Le parti Ennahdha est, certes, arrivé premier aux élections législatives, mais n'a certainement pas gagné les élections. Toutefois, les 54 sièges au parlement obtenus par Ennahdha sont employés de manière optimale par Rached Ghannouchi qui exagère le poids et l'impact de son parti sur la vie politique tunisienne. L'inexpérience et l'immaturité politique de Kaïs Saïed l'ont empêché de tirer un profit ou une influence réelle à partir de sa légitimité électorale. Cette absence de consistance politique au niveau de Carthage combinée au vide de la Kasbah laisse les coudées franches à Rached Gahnnouchi pour diriger à sa guise la vie politique tunisienne. L'adoption d'un gouvernement, quelle que soit sa composition, ne changera rien à ce fait. Tous les acteurs politiques de Tunisie doivent déterminer leurs positions vis-à-vis d'Ennahdha et c'est une performance en soi. Le poids politique « comptable » d'Ennahdha ne cesse de s'éroder d'année en année, Rached Ghannouchi, en tant que personnalité politique, est honni par les Tunisiens et j'en veux pour preuve sa côte de popularité dans les sondages d'opinion. Pourtant, Ennahdha et Rached Ghannouchi n'ont jamais été aussi puissants et n'ont jamais eu une telle mainmise sur la vie politique tunisienne. Il serait peut-être temps de se tourner vers ces autres acteurs, tellement doués sur les plateaux et tellement dociles dans les réunions et les confrontations politiques.