C'est plié. Le président de la République a décidé. Ce sera à Elyes Fakhfakh de composer le nouveau gouvernement. Les défis qui attendent le chef du gouvernement désigné ne sont pas des moindres. Plusieurs étapes le séparent de son installation à la Kasbah et d'ici-là, il en verra des vertes et des pas mûres. A la surprise des partis concernés par la désignation d'un candidat à la Primature, le chef de l'Etat, Kaïs Saïed a arrêté son choix sur Elyes Fakhfakh. Cadre d'Ettakatol, débouté par les urnes aux législatives et à la présidentielle, le voilà propulsé à la tête de l'un des pôles de l'exécutif. Elyes Fakhfakh n'a été proposé que par Tahya Tounes, parti présidé par le chef du gouvernement sortant, Youssef Chahed. Cela a créé un certain malaise chez la classe politique qui a commencé à jaser, évoquant une complicité entre Saïed et Chahed qui aurait grandement joué en faveur de son poulain. Certains aussi, accusent Rached Ghannouchi de s'être allié avec Kaïs Saïed et Youssef Chahed contre son camp. Des Nahdhaouis s'attendaient à voir Mongi Marzouk à la Kasbah, sauf qu'ils constatent amèrement qu'ils ont été mis sur la touche. Ennahdha parti vainqueur des dernières législatives et dont la formation du gouvernement lui revenait, a perdu la main. Les récents revers essuyés par le mouvement islamiste ne feront que l'ébranler encore plus. Mais ceci est une autre affaire.
Le député de Tahya Tounes, Mustapha Ben Ahmed a tenté aujourd'hui de démentir cette théorie d'une alliance tripartite. « Il n'y a pas eu d'entente avec Ennahdha sur ce point et si les partis ont concocté cette nomination, le plat est réussi. J'ai même des échos qui contredisent cette rumeur et qui disent qu'Ennahdha a posé son véto sur le nom d'Elyes Fakhfakh ». Cela n'exclut pas le fait que des membres du conseil de la Choura soupçonnent leur chef de leur avoir fait faux bond. Sur un autre plan, Mustapha Ben Ahmed assure que l'adoption du gouvernement n'ira pas de soi : « Son gouvernement a de fortes chances de passer mais ce n'est pas acquis, deux grands partis peuvent s'entendre pour ne pas lui accorder la confiance. Il doit faire l'effort de présenter une équipe consensuelle ». Et c'est là que se pose la question. Elyes Fakhfakh réussira-t-il son passage par la case concertations avec les partis ? Selon les sources de Business News, les consultations officielles démarreront ce jeudi. Dar Dhiafa revivra les va-et-vient des personnalités politiques et c'est à Elyes Fakhfakh de jongler avec les aspirations des camps disparates et antagonistes. Le processus qu'il entamera sera celui de la dernière chance. Si son gouvernement ne passe pas, le Parlement risque d'être dissout et des élections anticipées seront organisées. Les actuels parlementaires et les partis représentés à l'ARP ont tout à y perdre, mais ils ne lésineront pas en efforts pour se positionner en réclamant, notamment des portefeuilles. S'assurer le vote de confiance est une chose, toutefois pour y arriver, le chef du gouvernement désigné devra surmonter le défi de contenter tout le monde, ou presque, sans tomber dans les calculs partisans et sans céder au chantage des quotas.
Elyes Fakhfakh a exprimé, lors de sa désignation, la volonté de composer un gouvernement restreint qui « alliera la compétence et la volonté politique », tout en soulignant qu'il tâchera d'ouvrir la voie « à un large soutien politique, loin de toute exclusion ». Il assure aussi que son gouvernement travaillera en étroite collaboration avec la présidence de la République et refusera d'entrer dans les tiraillements politiques. Le candidat à la Primature exposera plus en détails sa démarche et son programme vendredi, où il prévoit de tenir une conférence de presse. Mais en se basant sur ses propos à chaud, il transparait qu'il chercherait à trouver un certain équilibre en alliant compétences et personnalités politiques. Il se met aussi, si l'on peut dire, sous la protection du président de la République qui aura son mot à dire et lui permettra d'être happé par les exigences des partis.
Si Ennahdha n'est pas très loquace depuis sa désignation, hormis le fait que le mouvement ne s'oppose pas à sa candidature, il en est tout autre pour Qalb Tounes qui a exprimé clairement sa frustration. Commentant la nomination de Fakhfakh, le député Oussma Khelifi a parlé de schizophrénie politique et d'entourloupe : « Pourquoi organiser des élections, pourquoi suivre le code électoral et la constitution, si on se retrouve avec un candidat ‘hors-circuit' ? » Un autre député Qalb Tounes, Iyadh Elloumi évoque un arrangement entre Kaïs Saïed, Youssef Chahed et Ettakatol. « Des questions se posent, Kaïs Saïed pourrait envisager une coalition avec Ettakatol pour ce qu'on nomme le gouvernement du président ou alors il a un programme caché avec Ettakatol et peut-être Youssef Chahed et ce sont des plans qui sont élaborés dans des chambres obscures ». Signé Nabil Karoui, un communiqué du parti se disait hier « peu satisfait » de la manière avec laquelle le chef de l'Etat Kaïs Saïed a choisi son candidat « étant donné qu'il ne s'est pas directement entretenu avec les partis vainqueurs aux élections et n'a pas tenu compte des choix proposés par les partis et rassemblant un plus large consensus ». Après avoir grandement contribué à la chute du gouvernement Habib Jamli, manœuvrer pour s'attribuer un positionnement plus solide sur l'échiquier politique, Qalb Tounes se retrouve au final floué. Il comptait sur la désignation de son candidat Fadhel Abdelkefi, également proposé par Ennahdha, et qui était l'un des favoris. Le chef de l'Etat en a décidé autrement.
Pour ce qui est de la Coalition Al Karama, la déception est grande. Seifeddine Makhlouf n'a eu de cesse depuis lundi, de fustiger le choix du président, qui selon lui n'a pas tenu compte des dynamismes de la scène politique. Son camarade Ridha Jaouadi, connu pour son extrémisme, a choisi de s'attaquer au chef du gouvernement désigné sur ses positions progressistes (égalité dans l'héritage, dépénalisation de l'homosexualité et de la consommation du cannabis, etc.). D'après le député, le prochain chef du gouvernement est un laïc « que Dieu nous en garde », sic. ! Du côté d'Attayar, rien à signaler. Le parti de Mohamed Abbou est ravi de cette désignation et estime qu'Elyes Fakhfakh est la bonne personne, au bon moment. Attayar ne l'avait pas proposé au président, d'ailleurs il n'a présenté aucun candidat, mais il l'a soutenu. Seul hic, les réserves de son allié au Parlement, avec lequel il forme le deuxième bloc parlementaire (41 sièges), le mouvement Echaâb. Une réunion est toutefois prévue pour « aligner les positions ».
A partir de demain, Elyes Fakhfakh entamera un marathon dont la première étape sera de se garantir une ceinture politique assez confortable, tout en évitant qu'il n'ait les pieds et les poings liés dans le choix des membres de son équipe. Sa vision, ses aspirations, son programme gouvernemental pourraient être sapés en se confrontant à la réalité du terrain. Cependant, il semblerait que le président de la République soit à l'affut.