En cette fin d'année difficile, la crise sanitaire s'éternise. La crise économique, quant à elle, met sur la paille des franges entières de la population. Les querelles politiques, la colère qui gronde partout dans le pays, la paupérisation qui guette les familles, font sombrer les Tunisiens dans la déprime. Las et à bout de souffle, ils essaient, tout de même, d'accueillir le nouvel an avec l'espoir de lendemains meilleurs. Reportage. Masque sur le visage, Ismail se tient debout derrière la vitrine frigorifique où sont exposés, en rang d'oignon, les produits alimentaires. Mou comme une chiffe, le regard fixant l'étal de fromages, il attend les prochains clients. Au bout de quelques minutes d'attente, aucun acheteur n'a pointé le bout de son nez. Le supermarché, qui est situé au cœur de la capitale et dans lequel travaille le trentenaire, est presque déserté. Il est midi passé et on peut compter sur les doigts les clients qui sont venus faire des emplettes. Pourtant, c'est la fin de l'année et le compte à rebours est enclenché pour le nouvel an. L'ambiance est morose. Cette année, on nous a épargné les cadeaux de fin d'année et les ballotins de chocolats qui sont, d'habitude, exposés à l'entrée de chaque magasin, en cette période de l'année. La crise économique, le confinement, la pandémie, les tensions politiques et sociales, etc. ont eu raison du pouvoir d'achat des Tunisiens qui ont, à coup sûr, hâte d'en finir avec 2020, une année charnière qui restera dans les annales. " Les Tunisiens se sont littéralement appauvris. Figurez-vous qu'il y a des clients qui viennent acheter, avec quelques centaines de millimes, des parts de fromage ou des gousses d'ail. On a touché le fond. Le pouvoir d'achat des Tunisiens s'est anéanti», lance Ismail, d'un ton tristounet. Se voulant malgré tout optimiste, il espère, qu'en 2021, le pays connaîtra de meilleurs jours, même s'il est persuadé que la situation économique et sociale s'enlise. «Inchallah 2021 apportera son lot de bonheur", ne cesse-t-il de répéter. Sofiane, 28 ans, vendeur dans le même supermarché, se tient debout juste à côté de son ami et acquiesce de la tête. Les yeux vifs, les mains agiles, il s'affaire à ranger les paquets de fromage. Il marque un temps d'arrêt et rebondit sur ce qu'a dit Ismail et relance la conversation : " Je pense que la solution est de dissoudre le parlement. C'est le seul moyen de débloquer la situation en Tunisie et faire bouger les choses". " Il faut élire de nouveaux députés. On a l'impression que les députés actuels ne peuvent rien donner au peuple. Où est la force de proposition ? Ils nous laissent entendre qu'ils veulent répondre aux souhaits du peuple. Et si le peuple ne sait pas ce qu'il veut ? Nous les avons élus pour trouver des solutions à nos problèmes et eux qu' est-ce qu'ils sont en train de faire? Il faut dissoudre le parlement et élire de nouveaux députés!", renchérit Ismail. Visiblement, les deux employés du supermarché se soucient peu de la propagation du coronavirus. Juguler l'épidémie ne figure pas en tête de leurs attentes. Ils estiment que la classe politique est à l'origine des maux dont souffre le pays. Un avis partagé par Rim, 53 ans, enseignante de français et mère de deux garçons. "La situation n'augure rien de bon. Nous sommes vraiment au bord du gouffre. Nous avons besoin d'une autre révolution. Il faut un changement, un bouleversement pour faire bouger les lignes. Depuis l'apparition de l'épidémie, nous vivons un stress chronique et nous sommes à l'affût des mesures disparates qu'on prend de temps à autre. Nous sommes à bout de souffle. Avec la suspension des cours qui a duré 6 mois et avec le nouveau système d'enseignement par groupes, les élèves ne savent plus où donner de la tête. Tout cela a de mauvaises répercussions sur la qualité de l'enseignement et sur leurs niveaux et compétences. Mais espérons que l'année prochaine sera meilleure que 2020 ", assène-t-elle. "Les Tunisiens vont faire travailler leur instinct de survie" Contrairement à Rim, le monde de Wafa, une jeune diplômée de la faculté des Sciences humaines et sociales de Tunis, âgée de 24 ans, tourne autour de l'emploi. En quête de travail depuis un an, la vingtenaire ne se laisse pas abattre même si elle avoue que la crise sanitaire a porté un coup d'arrêt à l'économie et, par voie de conséquence, au recrutement sur le marché de l'emploi. Tout sourire, elle était partie, en ce jour-ci, faire du shopping avec ses copines. "Mon seul souhait, c'est qu'on arrive à en finir avec l'épidémie et que la vie revienne à la normale. A cet égard, je suis optimiste et j'ai l'impression que la situation est en train de s'améliorer sur le plan sanitaire", martèle-t-elle. En dépit des difficultés , du marasme économique et de la colère qui gronde partout dans le pays, les Tunisiens essaient, semble-t-il, de garder le moral. S'accrochent-ils à l'espoir d'un meilleur lendemain ? Même s'ils savent pertinemment qu'il n' y a pas de panacée pour remédier, d'un seul coup, aux maux de la Tunisie, ils sont, malgré tout, imbibés d'optimisme. "Il y a un concept en psychologie et en psychiatrie qu'on appelle "Résilience" c'est-à-dire que lorsque l'individu touche le fond, il a tendance à remonter. Je pense que, d'une manière ou d'une autre, les Tunisiens vont faire travailler leur instinct de survie, qui leur a bien servi dans d'autres situations tout aussi dramatiques de leur Histoire. Je sais que partout il n' y a que du pessimisme et d'incertitudes par rapport à l'avenir. Je sais que le gouvernement actuel ne fait rien pour nous faire entrevoir un meilleur futur et un meilleur avenir mais je sais que, d'une manière générale comme partout dans la vie humaine, quand on touche le fond on ne peut que remonter par la suite. La Tunisie a montré dans le passé qu'elle est très résiliente et que le peuple tunisien, malgré tous ses défauts, demeure un peuple optimiste et courageux, qui est capable de relever les défis, parfois à la dernière minute, mais il arrive toujours à s'en sortir", explique le psychiatre Dr. Sofiane Zribi. Continuer à espérer, à croire que demain sera meilleur, alors que la conjoncture dans laquelle se trouve le pays ne présage rien de bon, est la planche de salut à laquelle s'accrochent un bon nombre de Tunisiens. C'est ce qu' en tout cas estime Fatma, une retraitée âgée de 70 ans qui est confinée chez elle depuis le mois de septembre. Elle suit les instructions de ses enfants qui la prient de ne pas quitter son domicile par peur de contracter le virus. Mais au bout de près de quatre mois, la situation devient intenable pour elle. "Mon souhait pour 2021, c'est qu'on arrive à en finir avec l'épidémie. Ce n'est plus acceptable qu'on soit coincé à la maison. J'espère que les déplacements entre les villes et les régions seront, très bientôt, autorisés de nouveau. Je veux voir mes proches. Egalement, j'ai des affaires urgentes et des dossiers administratifs à régler. Je veux, tout simplement, reprendre mon rythme de vie normal", déplore-t-elle. Quant à la situation socio-économique du pays, Fatma ne lésine pas sur les critiques. Elle s'exprime sans détour : "Il est temps que le Chef de l'Etat prête l'oreille aux initiatives qui lui ont été proposées et réunit tous les acteurs de la scène politique autour d'un projet ou une feuille de route. On a besoin de voir le bout du tunnel et de dépasser cette période de stress chronique". Des mesures moins contraignantes Nadia, une fonctionnaire âgée de 43 ans et mère d'un fils unique, essaie, à son tour, de garder la tête sur les épaules. En effet, elle est convaincue qu'il n' y a pas de "baguette magique" pour que les choses soient remises dans l'ordre. Mais elle espère, au moins, qu'au début de l'année 2021 qui pointe déjà son nez, des mesures moins contraignantes soient prises. "Je ne pense pas que 2021 sera aussi pire et aussi désastreux que 2020, tant sur le plan sanitaire que sur le plan économique. Je pense qu'après une période de flottement, d'hésitation, de recherche, les acteurs de la scène politique vont trouver un terrain d'entente et se décider sur une manière pour sortir de la crise. Ce qui est important, dans ces moments sombres et difficiles, c'est de pouvoir tenir un discours d'espoir. Si on ne tient pas un discours qui nous incite à aller de l'avant et à changer, on n'arrivera pas à s'en sortir. Il faut que chacun d'entre nous compte sur soi-même. Il ne faut pas attendre que tout le reste se mette en mouvement. Commençons d'abord par soi-même à l'échelle personnelle en essayant d'améliorer son quotidien", explique Dr. Zribi. Il ajoute "On va, certes, continuer un moment dans ce chaos. On a le sentiment que le gouvernement lui-même a perdu les repères et qu'il n'a pas une vision claire. Parce qu'au fait, ce qu'il faut, c'est énoncer une vision, décider d'une direction. Bernanos disait, "demain se fait aujourd'hui". Alors que nous ne savons pas de quoi est fait aujourd'hui pour que nous puissions dire de quoi demain sera fait. C'est pour cela que je dis qu'il ne faut plus attendre à ce que le gouvernement soit à la tête de l'attelage et nous derrière. Il faut peut-être qu'à un niveau individuel, chaque citoyen soit à la manette et tire derrière lui le pays. Chacun à sa manière, chacun avec ce qu'il a comme moyens et énergie, peut-être dans cet esprit collectif, nous pouvons tirer le pays vers le haut. Il est normal que dans toutes les périodes où l'Etat est faible et où la loi n'est pas appliquée, les crimes, les délits deviennent nombreux. Les exactions vont se répéter et les rébellions par rapport à la loi vont continuer. Mais c'est parce que chaque Tunisien à son niveau est capable de faire quelque chose pour ôter cette dépression générale qui est en train de s'abattre sur nous, que nous pourrons nous en sortir. J'appelle chaque citoyen, entrepreneur, personne qui a une quelconque capacité de travail qu'elle soit dans la fonction publique ou dans le secteur privé d'essayer de faire mieux l'année prochaine. C'est peut-être avec la somme de ces petits grains de sable, qu' on peut créer une montagne et qu' on peut faire évoluer les choses. Le gouvernement, malheureusement, est tributaire des jeux politiques et d'un système politique qui a été conçu pour barrer la route à la dictature, mais qui montre malheureusement toutes ses insuffisances. Car s'il permet le maintien d'une forme de démocratie, il a considérablement affaibli l'Etat et la force de la loi. Ce qui laisse, les portes grandes ouvertes à tous les hors- la-loi, les contrebandiers, les délinquants, etc. Et c'est ce qui fait qu'on se retrouve dans cette position aujourd'hui", conclut-il.