Par Azza FILALI LE récent film de Leila Bouzid peut être appréhendé de différents points de vue. L'un d'eux, bien ancré dans la réalité sociopolitique de la Tunisie d'aujourd'hui, réside dans le décalage entre une frange de la jeunesse, et les carcans familiaux tout autant que l'opinion publique. Car que montre la cinéaste ? Une jeunesse hors des sentiers battus, préférant la musique aux études « sérieuses », buvant, riant, investissant des lieux où les citoyens honnêtes n'acceptent pas de voir rôder leur progéniture. Une jeunesse avide de vivre et peu soucieuse du regard d'autrui. Le film raconte des événements survenus en 2010, mais, par bien des côtés, il garde une pleine actualité. Il existe, encore et toujours, des jeunes qui préfèrent vivre leur vie plutôt que de la gagner. Quelle mère, en 2016, accepterait de gaîté de cœur que sa fille, brillante bachelière, orientée en médecine, se détourne de ses études pour continuer à chanter dans un groupe de jeunes marginaux et vaguement contestataires ? Il est vrai qu'il n'y a pas « une » jeunesse tunisienne mais « des » jeunes aux sensibilités variées, aux parcours différents, ce qui les place souvent aux antipodes les uns des autres. Néanmoins, il existe encore des « enfants selon la norme » : ceux qui font médecine comme papa, ou pharmacie comme maman, ceux qui se consacrent aux études porteuses : informatique-gestion ou comptabilité, puis s'installent dans une carrière sans accrocs, lisse comme un long dimanche de pluie ! Des jeunes qui n'ont jamais transgressé aucune règle. Rimbaud disait « on n'est pas sérieux quand on a dix-sept ans ! ». Dans notre société conformiste, certains jeunes semblent avoir bu ce conformisme avec le lait maternel et enfilent des modes de vie consacrés, en tous points semblables à la génération de leurs parents : bonnes études, bon poste, bon mariage, enfants adorables... Une vie prévisible à souhait, et qui peut, bien sûr, rendre heureux ! Mais, que des jeunes puissent être heureux loin de ces chemins balisés, voilà qui dérange plus d'un, car, pour certains, le bonheur, soumis à conditions doit jaillir dans des circonstances consensuelles. Que l'on soit heureux juste de vivre et de chanter ! Voilà qui est irrecevable, insoutenable pour les bien-pensants de tous bords. Les êtres se méfient de la différence : ils la supportent (de mauvaise grâce) lorsqu'elle n'est pas trop grande, mais plus l'autre s'écarte des schémas consacrés, plus il suscite des réactions de mise à distance, voire de dénégation, et fait l'objet d'un jugement moralisateur où le bien est toujours du côté de celui qui juge. C'est que le film de Leila Bouzid décrit une autre jeunesse : musiciens, chanteurs, rappeurs, poètes, peintres, tous ceux qui ont décidé de délaisser les sentiers battus pour des carrières aléatoires, quitte à affronter une société bien ancrée dans son conformisme. Cette société les traite avec méfiance et parfois les traîne devant la justice pour propos jugés séditieux (ceci a été le cas pour des rappeurs bien connus sur la place). De telles réactions ont perduré après la révolution de 2011, preuve que la révolution des mœurs ne change pas au même rythme qu'une révolution politique. Mais qu'est-ce qu'être jeune si l'on n'est pas un peu fou, si l'on ne cherche pas son propre chemin, si l'on ne fait pas fi des choses et des gens « comme il faut », si on n'erre pas, au risque de se perdre, si l'on refuse de prendre des risques, qu'est-ce qu'être jeune si l'on n'essaie pas d'inventer sa vie et qu'on se contente de faire du « copier-coller » auprès des adultes ? Dans le film de Leila Bouzid, la dimension « d'atypie » de la jeunesse décrite est majorée par le fait que le personnage principal est une fille, choyée par une mère qui l'a élevée toute seule et rêve pour elle d'une trajectoire balisée. Parmi la longue liste de nos stéréotypes, la discrimination garçon-fille garde ses droits. Un garçon qui « dévie » passe encore, mais une fille qui chante dans un groupe, fréquente des endroits glauques, sort avec le compositeur du groupe, décide de devenir chanteuse (et pas médecin), combien de parents accepteraient cela d'un cœur léger et se rangeraient du côté de leur fille ? Ce n'était pas le cas au début de l'histoire racontée par le film, et il est fort à parier que ce n'est pas le cas, non plus, dans la majorité des foyers tunisiens actuels où une telle situation serait vécue par les parents comme un drame insoutenable ! Par ailleurs, ce film, porté par un casting judicieux, est riche d'une sensibilité tout en nuances. Il décrit un dégradé de sentiments qui transparaît, à travers les errances de Farah, le personnage principal, dans sa relation à sa mère, une relation pleine d'amour et d'incompréhension, au cœur de sa solitude de jeune fille et de son rêve d'une vie où elle pourrait s'accomplir et exaucer sa vocation : chanter. Le film s'achève par un rapprochement entre la jeune fille et sa mère : celle-ci donne son assentiment à la carrière de chanteuse que sa fille souhaite entreprendre. Que ce « happy end » (sans doute un peu surfait) puisse ébranler certains jeunes (et moins jeunes) spectateurs, leur donnant à voir la trajectoire « inhabituelle et heureuse » d'une jeune fille tunisienne et ce film aura servi la cause d'une certaine jeunesse dans notre pays.