Compte tenu du bilan des tués parmi les civils et les forces de sécurité, compte tenu de l'ampleur de l'attaque et de son degré de sophistication de plus en milieu urbain, ce ne sont plus les questions qui s'imposent ou une simple sonnette d'alarme qui est tirée, mais il y a désormais un avant et un après-Ben Guerdane. Il faudra en prendre conscience et agir en conséquence. S'il est un fait que les forces de sécurité, armée, garde nationale, BAT, police ont été et sont encore réactives, organisées, motivées, efficaces, n'ont pas failli à leur devoir ni démérité, qu'on nous explique comment l'attaque terroriste de Ben Guerdane a-t-elle pu avoir lieu? Cette attaque a été pensée, planifiée, ciblée. Des civils ont été tués avec préméditation. Repérés à l'avance et ciblés pour leurs orientations politiques, leurs fonctions ou autres, ils ont été interceptés chez eux et éliminés de sang-froid. Oui, les forces ont été efficaces et réactives, courageuses et déterminées. Il n'empêche qu'il faudra apporter des réponses à ces questions : la surveillance ? Comment 50 assaillants au minimum ont pu circuler, se regrouper, transporter des armes ? La logistique? Qui a fourni le matériel, qui a repéré, qui a aidé ? De même, si après coup on découvre trois dépôts d'armes, tout cela signifie que manquements il y a eu dans les services de renseignements et dans le système de surveillance. Les responsabilités devraient être établies. Mais encore, est-il vrai que les demandes de l'armée en matière d'achat d'équipements restent souvent insatisfaites ? Où sont les hélicos américains annoncés ? Les F-5 offerts par un pays ami ? Les militaires, qui parlent sous le couvert de l'anonymat, se plaignent de beaucoup de failles. Quel est le nombre de pilotes de chasse en exercice ? Quel est le nombre d'hélicoptères opérationnels ? Combien de sécuritaires, membres de l'armée, de la garde nationale et de la police compris, gardent les frontières avec la Libye? Combien de soldats épuisés parmi eux ? La stratégie offensive, c'est la nôtre Les Tunisiens semblent démoralisés et se demandent si l' Etat avait pris la mesure de l'attaque terroriste et réagi en fonction. De l'avis du professeur et ancien diplomate Ahmed Ounaies, « il y a un malaise, c'est certain, réagit-il d'emblée, la Tunisie a choisi l'option de la stratégie défensive et non pas la stratégie offensive. Le 11 Septembre 2001, aux Etats-Unis, le président américain a décidé en deux semaines de déclencher une guerre contre l'Afghanistan. Nous ne sommes pas dans cette situation, et pour ce qui concerne l'intérêt et les limites de la stratégie défensive, la nôtre, nous ne pouvons donc pas éliminer l'ennemi. Nous n'en avons pas les moyens, ni la démographie, ni les armements, ni la légitimité d'attaquer le territoire libyen, il faut démolir Syrte, le cas échéant ». Donc qu'est-ce qu'on fait ? « Nous nous cantonnons aux frontières et attendons que l'ennemi lance une attaque, soutient M. Ounaies, et notre stratégie par nature signifie que nous sommes en mesure de réagir rapidement, efficacement. Il ne faut pas perdre de vue, insiste-t-il, qu'en quelques heures nous avons éliminé plus de 20 assaillants et en 24 heures, 36 et fait sept prisonniers. Pour une stratégie de défense, c'est une performance ». Enfin, le bilan est lourd, a-t-on réagi. « Ils ont exécuté lâchement des civils, mais ciblé la caserne et n'ont pu l'occuper, répond le professeur. Avons-nous les moyens d'une stratégie défensive ? Il ne faut pas perdre de vue non plus cette réalité, ces ennemis ne se comportent pas comme des soldats, le soldat se protège lui-même, protège son arme et défend le civil. Le terroriste ne vient pas pour survivre, ce n'est pas une guerre classique mais asymétrique ». Avec cet « avantage » de vouloir mourir qu'ils ont sur les forces de sécurité, cette guerre asymétrique est-elle perdue d'avance ? « En termes de guerre, ce ne sont pas des soldats, ces gens brûlent et tuent des pères de famille, eux-mêmes sont candidats à la mort. Or les forces de sécurité comme les civils sont tous attachés à la culture de la vie, à la préservation du patrimoine et aux lois internationales. Il y a un consensus national de ne pas céder à l'intimidation terroriste, et s'il faut nous sacrifier, nous nous sacrifierons, et nous allons l'emporter, parce qu'il y a un Etat articulé et cohérent. Sauf que l'Etat n'a pas les moyens de se doter d'une stratégie offensive, il faut comprendre qui nous sommes. Nous ne pouvons pas mobiliser 500 mille hommes, nous n'avons pas l'aviation, ni les moyens électroniques, ni de transport pour envoyer des commandos aériens, des unités qui bombardent l'ennemi et retournent à leur base ». « Nous sommes en train d'aider les Libyens à se doter d'un gouvernement, fait observer notre interlocuteur, qui assure la souveraineté du pays une fois que c'est fait, cette autorité pourra passer une alliance avec notre armée nationale ou avec d'autres pour lancer la stratégie offensive contre ces milices. Cela dit, la plupart des assaillants sont Tunisiens, avons-nous fait remarquer. « C'est notre destin de faire des enfants qui se retournent contre leur patrie et leurs propres familles, il faut que nous trouvions la juste mesure pour éliminer ce danger. Et, il faut une pédagogie pour se soustraire de ces préjugés qui croient que l'Etat peut tout. Il faut payer le prix et c'est un prix du sang. Maintenant, il faut regarder les Tunisiens les yeux dans les yeux qui sont victimes d'une légende et leur dire la vérité. La réalité, c'est celle-là», conclut fermement M. Ounaies. Bienveillance à l'égard des extrémistes violents Pensez-vous qu'il y ait eu des failles qui ont permis qu'un attentat de cette ampleur puisse se produire ? C'était la question posée à M. Radhi Meddeb, économiste et analyste qui soutient que plutôt que des failles ponctuelles, il y a une accumulation de faits de longue date. « La situation sécuritaire qui prévaut dans le Sud aujourd'hui est le résultat d'erreurs et de mauvaises politiques qui se sont succédé sur les vingt-cinq dernières années. Il y a eu d'abord la répression du temps de Ben Ali, argumente M.Meddeb, qui avait rejeté toute forme d'opposition et, plus grave encore, de différence d'opinion ou de conviction. Elle était doublée d'une marginalisation culturelle, renforcée par l'absence d'espoir économique et social. La révolution avait puisé ses racines, a-t-il ajouté, dans ces trois discriminations majeures. La méconnaissance de la chose publique et la conviction portée par quelques-uns qui se sont retrouvés aux commandes du pays ces dernières années que l'Etat moderne est une invention occidentale qui va à l'encontre de notre identité culturelle et religieuse, mais aussi la tolérance, sinon la bienveillance à l'égard de ces extrémistes violents, ont ouvert la voie à toutes les formes de radicalisation et accéléré l'émergence de la violence extrême ». Comment y faire face ? « La Tunisie essaie de lutter avec ses moyens limités et ses contradictions multiples. L'armée et les services de sécurité se débattent. Ils sont contraints dans leur action par l'exigence de consensus que leur impose la sphère politique. La seule réponse quelque peu déployée jusque-là est sécuritaire. Elle ne règlera rien. Le mal est multiple. Son traitement exige une approche pluridisciplinaire. Le pays a besoin de se réconcilier avec sa jeunesse mais aussi de lutter sans merci contre toutes les forces occultes qui mettent en cause quotidiennement les attributs de l'Etat, y compris dans ses fonctions régaliennes. La lutte sera longue. Il est inacceptable aujourd'hui que la contrebande soit tolérée sous le couvert qu'elle soulage la balance commerciale et le budget de l'Etat. Il est inacceptable, s'insurge-t-il, que la fraude fiscale ne soit pas combattue violemment. Il est inacceptable que l'argent liquidés circule à flots alors que les banques souffrent d'une crise de liquidités sans précédent, accuse-t-il. Il est inacceptable que l'horizon des jeunes soit limité à la contrebande, au commerce informel et à l'émigration irrégulière. La lutte contre le terrorisme passe par le traitement de ces différents axes. Elle passe également par l'inclusion et le retour de l'espoir chez tous les Tunisiens. Elle sera nécessairement longue», conclut M. Meddeb un brin optimiste. Au final, la zone choisie de l'attaque, c'est la proximité avec la Libye. Celle-ci n'a rien à voir avec Le Bardo ou Sousse. Elle ne visait pas à frapper l'économie, le tourisme, les ressortissants étrangers. Son but, c'est la Tunisie tout entière, provoquer le chaos aux frontières libyennes pour obtenir une zone contrôlée par eux. Daech a toujours agi ainsi: la conquête de zones de proche en proche. Faut-il s'inquiéter? Oui et non. Oui, parce qu'il y aura d'autres attaques, inévitablement. Et non, parce que Daech est, contrairement aux apparences, sur la défensive, sur tous les théâtres et a de plus en plus de mal à recruter. Cependant, compte tenu du bilan des tués parmi les civils et les forces de sécurité, compte tenu de l'ampleur de l'attaque et de son degré de sophistication de plus en milieu urbain, ce ne sont plus les questions qui s'imposent ou une simple sonnette d'alarme qui est tirée, mais il y a désormais un avant et un après-Ben Guerdane. Il faudra en prendre conscience et agir en conséquence.