L'intention qui se dégage de cette fatwa ne peut aucunement être la recherche de l'efficacité économique, parce que, si c'était le cas, le mufti aurait dénoncé les vrais facteurs qui portent préjudice à l'économie nationale et qui handicapent son essor, à savoir l'évasion fiscale, le commerce parallèle et la contrebande Le mufti Othman Battikh n'en est pas à sa première ingérence dans les affaires civiles. Avant d'appeler à « mettre fin aux grèves, manifestations et sit-in qui entravent le travail et la production pour sauver une économie en difficulté », il a fait une fatwa concernant le jeu Pokémon Go qu'il a considéré comme étant illicite, « Haram », estimant que « ses méfaits étant plus nombreux que ses avantages aux yeux de la Charia », et jugeant qu'il est de nature à aider les terroristes à perpétrer leurs crimes et qu'il porte atteinte aux données personnelles. Donc, une fois il le fait au nom de l'éloge du travail et de la production, et une autre fois au nom de la défense de la paix et de l'intégrité physique et morale des gens. Mais, plaide-t-il réellement en faveur de la diffusion de ces valeurs ? Négation du contre-pouvoir Une économie saine c'est une économie qui est indissociablement liée aux exigences de la justice et de l'équité. C'est à ce titre qu'elle devient le garant d'une paix sociale durable. Mais faute de ces conditions, toutes les parties devraient assumer leurs responsabilités respectives, tout en se respectant mutuellement, c'est-à-dire sans qu'aucune d'entre elles n'empiète sur les droits de l'autre. Et quand ce contrat n'est pas respecté, il est du droit de la partie lésée de faire appel à des moyens légaux pour réclamer son dû. En ce sens que si ces différends ne sont pas résolus à l'amiable, elle peut très bien recourir aux différends moyens de lutte, à savoir la grève, le sit-in ou bien la marche afin d'exercer une pression sur son vis-à-vis, son partenaire professionnel, et de l'amener à satisfaire ses revendications. Il est évident que ces moyens dont disposent les employés, la partie la plus faible, servent à essayer de corriger, partiellement, les rapports qui sont à leur désavantage et à l'avantage de leurs employeurs. Ils constituent, donc, un contre-pouvoir sans lequel la vie sociale serait complètement déséquilibrée, ce qui en ferait un espace de grande tension et d'insécurité et où la vie serait impossible. Et il va sans dire que l'on en exclut les grèves et les manifestations intempestives qui nuisent et au chef d'entreprise et à l'économie nationale. Ces moyens sont condamnés par la majorité écrasante des Tunisiens. D'ailleurs, certains de ces fouteurs de troubles sont à la solde d'hommes d'affaires suspects, comme on en a vu dans le bassin minier où ils procédaient au déboulonnage des rails, un travail qui nécessite l'utilisation de grosses machines sophistiquées que ne peuvent posséder des chômeurs affamés. A propos du chômage, en manifestant, ces derniers ne font que réclamer un droit constitutionnel. D'autre part, ceux qui font la grève pour réclamer une augmentation de salaire voudraient améliorer leur pouvoir d'achat, qui est en chute libre depuis quelques années, et donc leurs conditions de vie. Ce qui est tout à fait légitime et profite, amplement, à l'économie nationale, étant donné que la consommation constitue l'une des conditions de la production et l'un des moteurs de la croissance économique et que la sous-consommation est une condition préalable des crises économiques. Il importe, ici, de rappeler un peu l'histoire. Avant le 14 janvier 2011, les islamistes, toutes tendances confondues, n'adhéraient pas au syndicalisme dans lequel ils voyaient, et voient toujours, une négation de la prédestination, c'est-à-dire de la volonté divine. Réclamer un changement de situation est synonyme, pour eux, de sacrilège. C'est pourquoi ils étaient des briseurs de grèves convaincus et déterminés qui s'acharnaient obstinément sur les grévistes. Et si, aujourd'hui, ils intègrent l'Ugtt, c'est pour essayer de mettre la main sur ses structures et inféoder les syndicalistes et l'ensemble des travailleurs à leur parti politique. C'est dans cette intention qu'ils ont créé l'Organisation tunisienne du travail (OTT). La sainte-alliance En d'autres termes, selon l'idéologie islamique, toutes les grèves sont « haram », et non pas seulement les intempestives et les importunes parmi elles. La sourate ne dit-elle pas « obéissez à Allah, à son messager et aux détenteurs de l'autorité parmi vous » ? Alors, le mufti n'est-il pas en train de défendre un agenda politique particulier, celui de la coalition au pouvoir dont il fait partie intégrante en tant qu'autorité spirituelle suprême ? Ne faudrait-il pas voir là une tentative de la part du pouvoir civil et du pouvoir religieux de se coaliser pour incriminer des actions civiles pacifiques et légales ? Cela nous rappelle la sainte-alliance entre ces deux autorités qui existait aussi bien au temps du califat, où le calife concentrait entre ses seules mains tous les pouvoirs temporels et intemporels, qu'au temps de la monarchie absolue où l'aristocratie exerçait le pouvoir au nom du droit divin et où le roi, soutenu par l'Eglise, était considéré comme le représentant de Dieu sur terre. Est-ce en empruntant des méthodes archaïques à cette époque rétrograde révolue que l'on va pouvoir bâtir notre démocratie ? L'intention qui se dégage de cette fatwa qu'on essaye de ramener à un simple point de vue personnel ne peut aucunement être la recherche de l'efficacité économique, parce que si c'était le cas, il aurait dû dénoncer les vrais facteurs qui portent préjudice à l'économie nationale et qui handicapent son essor, à savoir l'évasion fiscale, le commerce parallèle et la contrebande. Au vu de tous ces éléments, en condamnant, religieusement, les grévistes, les manifestants et les sit-inners, le mufti fait d'eux des impies et les expose à la violence fanatique. Après cette immixtion dans les affaires publiques de l'Etat, peut-on encore soutenir qu'Othman Battikh, qu'on a défendu inconditionnellement pour ses positions audacieuses et honorables lorsqu'il était ministre des Affaires religieuses contre le mouvement Ennahdha, soit modéré ? D'ailleurs, doit-on vraiment croire à la modération des hommes religieux ? L'histoire récente et ancienne nous enseigne qu'une telle position est erronée. Rappelons-nous la fatwa de Farid El Béji, qui, soutenant la candidature d'un candidat à la présidentielle, a jugé que la tenue de ces dernières était « Haram ». Et bien auparavant, cheikh Tahar Ben Achour, président « Al Nadhara Al Ilmia » de la Zitouna, avait vivement condamné le livre de Haddad « Notre femme dans la législation et la société ». Il n'y a conséquemment nul lieu de croire que les propos tenus par le mufti de la République sont sortis de leur contexte, ni que son intention est la recherche de l'intérêt général. Cette tâche relève des seules prérogatives de l'Etat.