Face à la fuite des cerveaux, la Tunisie peine à retenir ses ingénieurs en intelligence artificielle. Entre décalages salariaux, infrastructures limitées et faible investissement en R&D, le pays risque de perdre un capital humain stratégique. Experts et acteurs du secteur appellent à des politiques publiques et des initiatives privées pour transformer cette fuite en opportunités de développement économique et social. La Presse — Sur le plan international, marqué par une concurrence rude entre géants technologiques pour recruter les meilleurs chercheurs, la Tunisie se retrouve confrontée à un dilemme. Comme l'a expliqué Sami Ayari, cofondateur du « Tunisian AI Society », le décalage salarial, le manque d'infrastructures technologiques et la faiblesse de l'investissement en R&D freinent la valorisation du capital humain. Pour transformer ce vivier de compétences en moteur de développement économique et social, au service de la santé, de l'éducation et de l'inclusion numérique, Ayari a mentionné que la Tunisie forme chaque année des ingénieurs et chercheurs compétitifs en intelligence artificielle, mais peine à les retenir en raison de facteurs structurels. Un décalage qui se paye cher Il a souligné que l'écart salarial constitue un frein majeur : un ingénieur IA gagne 2.000 à 3.000 dinars par mois localement, contre 6.000 à 12.000 dollars en Europe ou en Amérique du Nord, soit 5 à 10 fois plus, avec un accès à des infrastructures avancées (GPU, bases de données massives) souvent absentes en Tunisie. Ayari a affirmé que le faible investissement en R&D, limité à 0,7 % du PIB contre 2 à 3 % dans les pays développés, restreint considérablement les opportunités d'innovation. Il a indiqué, également, que les carrières scientifiques souffrent d'un manque de valorisation, avec des salaires stagnants et peu de transversalité dans les formations, limitant les synergies entre universités et industries. À l'échelle mondiale, il a rappelé que la compétition pour les talents est féroce : par exemple, le 17 juin 2025, Meta a débauché trois chercheurs d'OpenAI à Zurich — Lucas Beyer, Alexander Kolesnikov et Xiaohua Zhai, tous ex-DeepMind — avec des offres avoisinant les 100 millions de dollars, illustrant ainsi l'intensité de la guerre des talents menée par des géants comme Meta, Google et OpenAI. Le spécialiste a précisé que, pour que l'IA devienne une technologie qui soigne, éduque et inclut en Tunisie, plusieurs priorités doivent être ciblées. Dans le domaine de la santé, le déploiement d'outils, tels que des applications de diagnostic basées sur l'imagerie médicale pour détecter précocement des maladies comme le cancer, ou encore des chatbots de télémédecine en arabe et en dialecte tunisien, peut améliorer l'accès aux soins dans les zones rurales. Un exemple prometteur est la coopération entre l'hôpital La Rabta et des hôpitaux régionaux comme ceux de Tozeur et Siliana, via une plateforme de téléradiologie qui facilite les diagnostics à distance et compense le manque de ressources locales. Pour le secteur de l'éducation, il a fait remarquer que des plateformes d'apprentissage adaptatif, capables de personnaliser les cours en ligne, ainsi que l'enseignement des bases de l'intelligence artificielle dès le secondaire, permettraient de démocratiser les compétences numériques et de réduire le décrochage scolaire. Réduire la dépendance aux technologies étrangères Il a rappelé à ce titre le chiffre alarmant d'environ 100.000 cas de décrochage enregistrés depuis plusieurs années. Ces outils contribuent également à réduire les disparités dans les taux de réussite au baccalauréat entre les différents gouvernorats, les moins performants restant malheureusement les mêmes depuis des années, révélant une incapacité manifeste du ministère de l'Education à corriger ces inégalités. Concernant l'inclusion, il a souligné que développer des solutions IA pour les personnes handicapées, comme des applications de reconnaissance vocale en arabe, et pour les PME, via des outils de gestion logistique, renforcerait l'impact social. Enfin, réduire la dépendance aux technologies étrangères exige d'investir dans des modèles IA locaux, entraînés sur des données tunisiennes. Ayari a affirmé que, pour transformer le capital humain tunisien en valeur ajoutée locale et contrer la fuite des cerveaux, des politiques publiques ciblées sont essentielles. Il s'agit notamment de mettre en place des incitations fiscales, telles que des exonérations pour les startup IA et des subventions pour l'acquisition d'infrastructures comme les serveurs et GPU, afin de stimuler l'innovation. Dans ce sens, le «Start-up Act 2.0» est très attendu. Le développement de pôles d'innovation, comme des technoparks à Sfax ou Tunis, favoriserait des partenariats entre universités, start-up et industriels et rapprocherait les acteurs de l'écosystème. Pour retenir les talents, il a indiqué que des programmes de rétention sont nécessaires, incluant des bourses doctorales attractives assorties d'un engagement de 3 à 5 ans en Tunisie, ainsi que des initiatives de mobilité internationale réversible pour encourager le retour de la diaspora. Investir dans des startup deeptech locales Une stratégie nationale en IA, très attendue depuis février après les annonces successives du ministre des technologies de la communication et de l'économie numérique, doit être définie pour aligner la formation, intégrer l'IA dans les cursus d'ingénierie, encadrer la régulation des données et répondre aux besoins sectoriels, notamment en santé, agriculture intelligente et e-gouvernance, afin de créer un écosystème cohérent et dynamique. Il a rappelé que leur association en intelligence artificielle avait proposé, il y a un an et demi, une séance d'écoute parlementaire sur les enjeux de l'IA, réunissant les meilleurs experts et professeurs tunisiens en la matière, mais que la demande est restée sans réponse. Il a précisé que les stratégies des entreprises jouent également un rôle clé. Pour valoriser le capital humain tunisien et contrer la fuite des cerveaux, il est nécessaire d'investir dans des startup deeptech locales, en mobilisant des fonds de capital-risque afin de stimuler l'innovation et valoriser les talents sur place. Créer des partenariats avec la diaspora tunisienne, à travers des réseaux collaboratifs, tels que des hackathons transnationaux, permettrait de transformer la fuite des cerveaux en opportunité de coopération plutôt qu'en perte sèche. Il a affirmé que développer des modèles d'affaires ancrés localement — comme des solutions IA pour l'optimisation de l'irrigation en agriculture, la fintech inclusive (ex. : microcrédit basé sur l'IA) ou la logistique régionale — renforcerait l'impact économique national. Enfin, offrir des perspectives de carrière évolutives aux ingénieurs, avec des rôles à responsabilité tels que chef de projet IA, est indispensable. Il a suggéré la création d'un fonds public-privé, tech, garanti par l'Etat, pour dynamiser l'investissement technologique, notamment en mobilisant la diaspora.