Musicien et fondateur du conservatoire de musique de Sidi Bou Saïd, Riadh Fehri s'est distingué par sa «musique du monde» qui réunit autour d'un même projet des nationalités et des acoustiques de différents pays pour donner à la musique tunisienne une touche distinguée d'universalité. Nous devions le rencontrer pour nous parler de sa nouvelle création, un projet qui serait retenu pour le Festival de Carthage, mais voilà que les choses se sont compliquées entre l'artiste et la direction du festival. «Une histoire d'amour entre un homme et la musique», mais est-ce la fin de l'idylle avec le Festival de Carthage ? «Une histoire d'amour entre un homme et la musique» est mon slogan depuis le début de ma carrière... mes premiers concerts. Je tiens aussi à ce que mes collaborateurs travaillent dans les meilleures conditions, que ce soit pour les répétitions ou pour l'ambiance générale, et cet effort est par la suite, je l'espère, transmis sur scène. Lorsqu'on assiste à l'un de mes concerts, on assiste à un mélange d'énergies, de joies et d'identités toutes aussi diverses et variées les unes que les autres. J'ai eu l'honneur de collaborer avec l'Opéra de Vienne, l'orchestre de Politeama de Sicile, j'ai joué dans les plus prestigieuses scènes du monde, telles que La Scala de Milan, Casa di Pavarotti, Palais AlHambra, Palais des Congrès de Valence, de Granada, Théâtre Al Gomhoria en Egypte, Kennedy Center à Washington, Hawai, Tournée au Japon, Italie, Grande-Bretagne, France, Maroc et d'autres encore, puis enfin 6 fois le Festival de Carthage. L'idée de m'enrichir financièrement n'a jamais effleuré mon esprit car ça n'a jamais été le but. Je fais de la musique pour enrichir les cœurs et les esprits. D'ailleurs les musiciens faisant partie de mon groupe sont les plus épanouis et tous mes musiciens, étrangers ou tunisiens, sont rémunérés à parts égales...Jamais je n'ai subi, et jamais je n'aurai pensé subir une telle humiliation comme celle de cette année. Pourtant, votre concert faisait partie de la programmation... J'ai déposé un dossier en décembre 2016, en janvier j'ai commencé les répétitions et engagé le maestro Marcello Biondollilo pour l'arrangement orchestral, en février j'ai invité un ingénieur d'hologramme de France pour la conception du concert, on a été sur place et il a pris les mesures de la scène de Carthage. Au mois de mars, dès que j'ai eu Mme Amel Moussa au téléphone et la confirmation orale pour la programmation de mon concert, j'ai contacté les musiciens et j'ai établi le planning et la confirmation de tous les participants, et puisque notre accord portait sur la clôture du festival, je devais avoir plus de temps pour mettre en place les préparatifs. Mais cet accord a été fait avec l'ancienne directrice du Festival de Carthage... Ensuite, il y a eu Mokhtar Rassaa à la tête du festival après la démission de Amel Moussa, on a eu deux rencontres dans son bureau et on s'est mis d'accord soit pour l'ouverture, soit pour le 5 août. Encore une fois, je me suis préparé pour l'ouverture, et j'ai communiqué la date du 13 juillet aux musiciens et à toute l'équipe, pour honorer mes engagements, même s'ils sont oraux. A la suite de ces événements, je suis resté sans nouvelles pendant trois semaines, j'ai alors déposé une demande pour avoir une date définitive, mais en vain. J'apprends enfin par un de mes musiciens que la date du 13 juillet a été validée à un autre artiste. Je suis allé voir le directeur qui m'annonce, en la présence de son assistante, que l'annulation ne vient pas de lui, mais du ministre; je ne peux que le croire. Car, en effet, c'est avec lui que j'ai présenté «Le Minaret et la Tour», Kantara au Festival de la Médina et je n'aurais pas osé lui demander un papier signé pour la confirmation des dates car ce n'est pas la première fois que je collabore avec lui et il avait mon entière confiance. Et il n'y a pas eu d'autres explications ? Pas du tout, j'ai demandé de nouveau au directeur du festival des explications claires pour ce qui s'est passé, car le ministre des Affaires culturelles m'a confirmé qu'il n'a jamais été derrière cette annulation. Toujours pas de réponse. Pourquoi on m'a écarté de cette session sans que l'on prenne la peine de me prévenir, de prendre en considération le travail, les dépenses et les préparatifs anticipés? Mystère et boule de gomme. On n'a même pas respecté ma parole avec les musiciens étrangers conviés pour ce concert, ainsi que l'image culturelle de notre pays. La pire des choses c'est que le festival ne m'a envoyé aucune réponse écrite et officielle. C'est un vrai black-out ! On croit savoir que c'est pour des raisons budgétaires... Si l'annulation est due à cause du budget comme ils le disent, je n'ai demandé que cent vingt-cinq mille dinars pour un concert en collaboration avec l'Opéra de Vienne et le duo Pedro-Sayaka, des solistes qui jouent avec Yanni, sans oublier d'autres solistes des quatre coins du monde et la création d'hologrammes et d'effets laser, ce qui aurait été une première en Afrique. Ou peut-être parce que ç'aurait été votre 7e passage sur la scène de Carthage ? Certaines personnes dans les coulisses du festival le disent, et je trouve cet argument absurde... L'artiste tunisien serait-il condamné à ne faire que six présentations sur une œuvre de toute une vie artistique. Pourtant, la situation s'est arrangée avec Amel Mathlouthi qui a eu le même problème que vous... Je suis content que Amel Mathlouthi ait eu droit à la reprogrammation de son concert, je reste encore sans réponse et sans voie claire. Un festival international d'une telle envergure n'a pas le droit de commettre ce genre de délit artistique. A mon sens, le festival est en train d'improviser. C'est un mauvais service qu'on rend à l'artiste tunisien. Imaginez des musiciens qui sont informés à la dernière minute qu'ils vont donner un concert? Mais avec le recul, je me rends compte que le Festival de Carthage est dirigé dans les coulisses par des gens tout à fait inconnus du public. Ce sont eux qui dirigent tout. Je suis aujourd'hui certain que le directeur du festival n'a rien à voir avec tout ce qui se passe. Certains pensent qu'il y a un travail à faire sur le goût du public tunisien qui consomme aujourd'hui n'importe quelle musique... C'est une mission de plus en plus difficile... Regardez ce qu'on passe à la télé!... Regardez la formation acoustique de nos enfants dans les jardins d'enfants ! Et vous comprenez tout ! Il faut dépenser tout un budget pour réformer l'enseignement primaire et pouvoir ainsi sauver la prochaine génération, puisque celle-ci est perdue à mon avis... Quelqu'un qui n'a pas appris à écouter dès le début est quelqu'un de difficilement rattrapable... On devrait recruter des professeurs de musique pour éduquer l'oreille de nos enfants et cela commence dans les jardins d'enfants qui polluent la référence acoustique de toute une génération... C'est aussi une génération matraquée par l'image, comment le vivez-vous en tant que formateur qui a lancé un conservatoire de musique à Sidi Bou Saïd ? On en ressent vraiment l'effet de ce phénomène, mais si d'autres nationalités sont en train de trouver des solutions pour réaliser l'équilibre de leurs enfants, en Tunisie je constate qu'il n'y a aucun effort qui est en train d'être fourni. C'est pour cela qu'on parle de dégradation... C'est grave, c'est à croire qu'il y a toute une culture de «clochardisation» du goût. Aujourd'hui, peu de gens sont capables de distinguer entre culture et animation... C'est l'animation qui est en train de gagner du terrain sur la culture.