Avec Kantara, Le minaret et la tour et, dernièrement, Tapis rouge, Riadh Fehri s'est distingué par une musique qui brise les frontières et par une orchestration des plus originales. Aujourdhui, il prépare Harmonies méditerranéennes. Vous avez commencé votre carrière avec une aventure originale : enseigner la musique dans les centres de détention pour mineurs... C'est une expérience dont je suis encore fier et qui a vraiment marqué ma carrière. C'était très émouvant de partager la musique avec ces enfants socialement défavorisés et pour qui la vie a été cruelle. Je me suis lancé dans cette aventure, parce que j'ai l'intime conviction que l'être humain est par nature bon et généreux et c'est cette idée de bonté et de solidarité que j'ai toujours voulu transmettre aux jeunes. On est tout le temps des juges... On n'arrête pas d'évaluer les autres. Je me suis dit : «arrêtons de les juger et allons vers eux». A travers la musique, on peut donner et partager énormément de choses. Au début, c'était très difficile de pénétrer ce milieu d'enfants considérés comme «dangereux» mais j'ai cru en ce projet qui a duré cinq ans. Pendant cette période, j'ai réussi à créer un programme de conservatoire de musique au sein de ces centres. Ces enfants étudiaient donc la musique et jouaient même d'instruments. Je suis très content de dire qu'il y a eu 13 enfants à l'époque qui ont obtenu leur diplôme national de musique et qu'aujourd'hui, ils sont actifs dans le milieu et il mènent une vie tout à fait ordinaire. Pourquoi avez-vous abandonné ce projet ? Parce que, à l'époque, et face à la réussite du projet, le côté politique a commencé à prendre le dessus sur le côté éducatif et artistique. Mais l'expérience m'a beaucoup appris sur le monde de l'enfance. Elle m'a facilité le contact avec eux, au point que plus qu'un père, on devient un père Noël pour eux... Pouvez-vous nous dire qui a particulièrement marqué votre formation et quelles en ont été les principales étapes ? Je citerais Kamel Bouraoui, Salah Mahdi, Khaled Sdiri qui comptent parmi ceux qui m'ont beaucoup apporté. Je n'oublierai pas également feu Zouhair Belheni à qui je suis très reconnaissant. Après avoir obtenu mon diplôme national de musique arabe au conservatoire de Tunis, je suis parti en Italie et j'ai décroché un autre diplôme du conservatoire de Perugia. Quel est le spectacle que vous considérez comme étant le meilleur de votre carrière ? C'est celui que j'ai donné à Carthage avec l'orchestre symphonique de Vienne. C'était un grand moment pour moi, lorsque ce prestigieux orchestre a accepté de jouer la musique que j'ai composée. J'espère que ce qui viendra dans l'avenir sera autant chargé d'émotion. Dans Kantara, Le Minaret et la Tour et Vent 440, vous avez mélangé les genres... Je pense que le facteur maturité a joué un grand rôle dans ces créations. Il faut dire que j'ai commencé à écrire, à composer et à mettre sur scène ces spectacles après l'âge de 40 ans... C'est à cet âge que j'ai sorti mon premier album. Je peux donc dire que j'ai fait un bout de chemin dans la formation des jeunes et dans la découverte de toutes les musiques du monde. Le fait que dans mon conservatoire il y ait presque 80% d'étrangers auxquels j'assure une formation m'a beaucoup aidé à découvrir les différentes sensibilités à la musique. Quel regard portez-vous sur la scène musicale, aujourd'hui, en Tunisie ? Je vois que la musique commerciale a le vent en poupe. Heureusement que la musique recherchée trouve encore sa place dans tout ça. Lors de mon dernier spectacle à Carthage, Tapis rouge, lorsque j'ai vu les gradins pleins de spectateurs, je me suis dit que les Tunisiens cultivent encore le goût des choses recherchées. Pensez-vous qu'il y ait une nouvelle génération qui travaille sur ce genre de musique ? Oui, en effet. Il y a beaucoup de jeunes qui s'y mettent sauf qu' il y a un bémol ! C'est une génération qui part d'un bon pied mais qui se laisse influencer facilement par les autres musiques. Maintenant, par exemple il y a la vague de la musique turque qui influence nos jeunes compositeurs comme le flamenco l'a fait, il y a cinq ans. Il y a vraiment des styles qui s'accolent à la musique tunisienne et au lieu de l'enrichir ils la dénaturent, la plupart du temps. On a vraiment de jeunes talents mais malheureusement ils sont facilement influençables par les autres styles. Que reprocheriez-vous aux compositeurs tunisiens actuels ? Les compositeurs tunisiens ont peur ! Ils ont peur de tenter des expériences qui les fatiguent et qui risquent, selon eux, d'éloigner le public. En deux mots, ils ont peur de la grande aventure de la composition. C'est pour ça qu'ils tombent dans la facilité. Nos jeunes doivent comprendre qu'il y a des années de travail,et de grands sacrifices à faire pour s'imposer. C'est facile à dire, mais c'est très difficile d'en faire une devise et de l'appliquer. Où situeriez-vous le — ou les — problème(s) de la musique tunisienne aujourd'hui ? Le problème, c'est que tout le monde compose de la même manière. Cet aspect est très répétitif. Cela fait, entre autres, que la musique tunisienne ne voyage pas beaucoup. Je ne veux pas pointer tout le monde du doigt. Au contraire, Il y en a quelques-uns qui font l'effort et qui innovent,comme Zied Gharsa, dont je salue le professionnalisme. Je trouve que c'est quelqu'un qui a vite compris que la musique tunisienne est en train de tourner en rond et qu'elle tombe dans le répétitif. Il a donc trouvé la solution en apportant à la musique tunisienne des souffles algériens et marocains mais avec beaucoup de finesse et de tact. Résultat : il y a de nouveaux ornements et une nouvelle acoustique qui n'ont pas touché à l'âme de la musique tunisienne. C'est ça l'innovation qui nous manque. Que pensez-vous de la politique des festivals et de leur position vis-à-vis de la musique non commerciale ? J'espère qu'un jour, nos festivals seront gérés par des privés, parce qu'un privé sait sur qui miser et ne rigole jamais avec son budget. Vos projets dans le futur proche... Je prépare un projet Harmonies méditerranéennes que je vais proposer au Festival de Carthage et avec lequel je ferai une tournée mondiale. Saïka Katsouki et Pedro Eustache, deux grands solistes, qui ont joué avec Yanni, font partie de ce projet.