L'Etat tunisien aurait pu éviter la condamnation, s'il avait privilégié l'arrangement à l'amiable au lieu de l'affrontement... Derrière ce scandale, ce sont les rouages de la corruption profonde de l'Etat qui transparaissent : les conflits d'intérêts et le manque de volonté politique (le député Marouène Felfel) C'est un fantasme que de croire que les banques tunisiennes, avant la révolution, prêtaient de l'argent sans garantie. Depuis 1991, la Tunisie dispose de normes strictes, notamment celles de Bâle. Dans cette affaire, il y a des exagérations et des surenchères politiques (Mourad Hattab, expert financier) «L'affaire de la Banque franco-tunisienne est la plus grande affaire de corruption de l'histoire de la Tunisie». Avec cette phrase prononcée lors d'une interview accordée dimanche dernier à Wataniya 1, Youssef Chahed jette un pavé dans la mare et remet au centre du débat public l'affaire de la BFT que traîne l'Etat tunisien depuis les années 1980. Cependant, le chef du gouvernement reste très vague et ne nomme personne, tout en promettant que dans les mois qui viennent, l'Etat réagira. Des propos qui sèment le doute et parfois même la panique chez certains. Le chef du gouvernement parle-t-il de la corruption issue d'un système mafieux instauré par l'oligarchie du régime de Ben Ali ? Ou bien laisse-t-il entendre que les rebondissements qu'a pu connaître l'affaire de la BFT après 2011 auraient été entachés de certaines irrégularités. Si l'on revient à l'interview du ministre des Domaines de l'Etat, Mabrouk Korchid, accordée à La Presse en juillet dernier, il est évident que le gouvernement en veut principalement à la Troïka d'avoir «trahi» l'Etat (le mot avait été utilisé par Korchid). «Sans la trahison, la Tunisie n'aurait jamais perdu ce procès de la BFT. L'Etat tunisien a été trahi. Lorsqu'on donne un précieux document à l'adversaire, que ce dernier utilise pour vous achever, cela s'appelle de la trahison, à l'image d'un soldat qui quitte son campement pour rejoindre le campement de l'armée adverse. On peut tout pardonner à un avocat, sauf la trahison», avait déclaré Korchid, tout en promettant, déjà à l'époque, que l'Etat tunisien allait lancer une procédure pénale à l'encontre de ceux qui ont nui aux intérêts de la Tunisie. «Jamais, depuis l'affaire Enfidha, au 19e siècle, l'Etat tunisien n'a fait face à un dossier aussi grave qui risque d'alourdir les finances de l'Etat», avait-il ajouté. Rien à voir donc avec les dernières accusations du député d'El Harak, Imed Daimi, qui avait accusé Kamel Letaïef (homme d'affaires) et Lotfi Abdennadher (à la tête d'un empire de plus d'une dizaine de sociétés), d'avoir contracté des emprunts auprès de la BFT dans des conditions douteuses et de n'avoir jamais remboursé. D'ailleurs, le concerné s'est publiquement excusé hier sur sa page Facebook, estimant que les précisions du groupe Abdennadher l'ont convaincu. Même du temps de Ben Ali, on ne pouvait pas faire n'importe quoi «C'est un fantasme que de croire que les banques tunisiennes, avant la révolution, prêtaient de l'argent sans garantie, nous précise l'expert financier Mourad Hattab. Depuis 1991, la Tunisie dispose de normes strictes, notamment celles de Bâle. Même du temps de Ben Ali, on ne pouvait pas faire n'importe quoi». Pourtant, il est à préciser que certaines enquêtes journalistes (celle de Nawat principalement) soupçonnent la BFT d'avoir octroyé «sans garantie» plus de 700 millions de dinars à plusieurs hommes d'affaires. «A mon avis, dans cette affaire, il y a des exagérations et des surenchères politiques, estime Mourad Hattab. Il y a des affaires de corruption ? Très bien ! Laissons la justice suivre son cours dans ce cas, mais de grâce n'ébranlons pas le climat des affaires qui est déjà mis à mal». Au-delà de ces polémiques, Mourad Hattab pense que l'Etat ne peut pas se permettre de laisser couler la BFT, quelles que soient les circonstances. «Vous vous rendez compte ? Elle serait ainsi la première banque tunisienne à mettre la clé sous la porte, vous imaginez bien l'impact que cela pourra avoir sur l'image de l'économie nationale et de l'investissement !», s'alarme-t-il, tout en préconisant un sauvetage financier. Le député, qui travaille sur ce dossier depuis qu'il est au parlement, maintient de son côté que l'Etat tunisien aurait pu éviter la condamnation, s'il avait privilégié l'arrangement à l'amiable au lieu de l'affrontement. Selon lui, dans ce dossier, la Tunisie n'était pas en position de force. «Derrière ce scandale, ce sont les rouages de la corruption profonde de l'Etat qui transparaissent : les conflits d'intérêts incessants et le manque de volonté politique», écrit-il dans une tribune publiée dans Leaders. Toujours est-il que l'Etat tunisien risque de payer très cher une succession d'erreurs, voire des années de corruption.