Qui sont les « indépendants » ? Quelles sont les raisons qui ont présidé à leur succès lors du scrutin municipal du 6 mai ? Feu de paille ou tendance de fond ? La Presse a enquêté sur un phénomène qui bouleverse les équilibres politiques actuels. « J'ai intégré la liste Al Afdhal, parce que dès le premier contact avec le groupe, je me suis sentie presque entre les miens : des gens intègres, un brin de gauche et totalement dévoués à leur ville avec qui je partageais la vision sociale et le même énervement face au désordre urbain ambiant. Loin des déchirements partisans ou des questions d'intérêt personnel, ils étaient réunis autour d'une idée : donner le meilleur à l'Ariana ». Ainsi parle Sonia Jaziri, ingénieure télécoms, maître-assistante à l'Enit, chercheure et militante associative, de son adhésion à la liste indépendante de l'Ariana dirigée par le doyen Fadhel Moussa. Numéro 26 sur l'affiche, Sonia ne fera pas partie du conseil municipal. Un choix assumé dès le départ « par manque de disponibilité », affirme-t-elle. Elle garde toutefois de ces journées de campagne d'intenses émotions recueillies à la faveur de «l'énergie de tant et tant de volontaires et d'une équipe que soudait la volonté de contrer Ennahdha et Nida et de s'avancer en tant que force de changement, de proposition et de décision », affirme cette universitaire et néophyte en politique. « Les partis qui n'ont pas tenu leurs promesses » Nabila Hamza, sociologue et experte dans les questions du genre, de la société civile et des droits humains, auteure de plusieurs articles sur les politiques publiques, la pauvreté et l'emploi, fait, elle, partie des 11 conseillers municipaux, fraîchement élus, de « La Marsa Change ». Elle revient sur les raisons de son ralliement à une équipe non partisane : « Je me suis engagée sur une liste citoyenne, car, comme beaucoup de Tunisiens, je ne me reconnais plus dans l'offre politique qu'il m'est donnée de choisir et dans laquelle je ne vois toujours pas la solution à nos problèmes quotidiens. Je ne me reconnais plus dans des partis qui n'ont pas tenu leurs promesses et ont trahi leur électorat ». Nabila Hamza ajoute : « De plus, nous assistons tous, spectateurs impuissants, à la dégradation de notre environnement, aux constructions anarchiques, à la perte de nos espaces verts, aux empiètements répétitifs sur le domaine public, à la précarité, l'insalubrité, les passe-droits et le clientélisme. Nous voulons que cela cesse ! ». Sonia Jaziri et Nabila Hamza font partie des milliers de Tunisiens qui se sont mobilisés pour les « indépendants » lors des dernières municipales. Ceux-ci ont décroché, selon les chiffres proclamés par l'Isie mercredi soir, 2.367 sièges distribués sur toute la République, du nord au sud. D'Ezzahra à Om Larayes et de Mégrine à Tozeur, avec près de 33 % des voix, ils devancent Ennahdha et Nida. Malgré un patent manque de moyens et des capacités organisationnelles limitées, les « indépendants » se présentent désormais comme la première force politique du pays. Un phénomène qui, en plus d'enthousiasmer outre mesure les indignés des NiNA (Nida et Ennahdha, tels qu'appelés dans un élan de négation catégorique par les internautes sur les réseaux sociaux) a pris de court partis, médias, analystes politiques et instituts de sondage. « C'est un événement majeur », insiste Alia Ghana, sociologue et chercheure à l'Institut de recherche sur le Maghreb contemporain (Irmc). Un signe de délitement des partis politiques Une précision s'impose toutefois : l'événement se déroule dans le cadre d'un scrutin local, spécifique de par ses enjeux, ses liens de proximité et les rapports immédiats entre élus et électeurs qu'il établit. « De ce point de vue, le vote pro-indépendants est positif, ceux-ci pouvant se révéler efficaces sur le plan municipal », relève Salsabil Klibi, professeure de droit public et experte dans les domaines de la société civile et de la démocratie participative. Or l‘événement exprime aussi « des signes préoccupants », alerte la juriste. « Tout comme le massif taux d'abstention du 6 mai dernier (64 %), ce scrutin annonce le délitement des partis politique», ajoute Salsabil Klibi. Ce vote-sanction démontre la défiance, voire le rejet des Tunisiens face aux formations politiques historiques particulièrement, qui ont déçu à plusieurs reprises le long de ces sept dernières années au vu de l'indigence de leur action, de leurs sombres manœuvres ainsi que de soupçons de corruption et de malversations qui pèsent sur plus d'un dirigeant. Un vote-sanction adressé aux formations partisanes dominantes, qui ont enregistré une baisse non négligeable de leur électorat ? Oui, d'autant plus que Nida et Ennahdha semblent subir de plein fouet la défection de leurs électeurs, qui se disent trahis par une alliance considérée comme contre-nature entre les deux cheikhs. Une tendance en phase avec Podemos et 5 Etoiles « Ce vote pro-indépendants signifie qu'un nombre non négligeable d'électeurs résilients s'accrochent à la chose publique en voulant donner leur chance à de nouveaux visages issus de la société civile et affranchis de l'allégeance aux partis », souligne Salsabil Klibi. Mounir Kchaou, philosophe et universitaire passionné de politique, estime lui que le succès des listes non partisanes en Tunisie est tout à fait en phase avec ce qui se passe dans certaines démocraties, « notamment la France, où on a vu un effondrement des partis traditionnels, Les Républicains et les socialistes, et l'émergence d'une majorité politique constituée d'indépendants ». En effet, Podemos en Espagne, le Mouvement 5 Etoiles en Italie, Syriza en Grèce sont parvenus, avec plus ou moins de réussite, à s'imposer comme acteurs majeurs de la vie politique de leur pays. Se nourrissant de la colère des populations, ces nouveaux venus ont pour points communs avec les « indépendants » tunisiens d'être principalement issus de la société civile, d'avoir parfois peu d'expérience en politique et de revendiquer une reconfiguration du système actuel. Face à une caste politique qui soutient au fil des campagnes électorales un même programme, ces mouvements s'essayent à une réinvention de la politique par-delà les vieux clivages, dans une société bouleversée par la révolution numérique, l'omniprésence des réseaux sociaux et l'effondrement des idéologies. Une tentative de réinventer la politique Dans une tentative d'augurer une autre manière d'exercer la politique qui, répète Fadhel Moussa, tête de liste d'Al Afdhal, « n'est pas le monopole des partis », des équipes non partisanes mobilisées pour les municipales et inspirées par les outils de la démocratie participative ont commencé à chercher des mécanismes inédits pour associer les citoyens à la prise de décision. A La Marsa par exemple, des élections primaires pour choisir la composition de la liste de « La Marsa Change » ont précédé le scrutin du 6 mai. Pendant huit mois, huit commissions ont travaillé sur les diverses thématiques du programme. Dans une vision fédératrice et un souci de prise en compte de l'opinion de tous, elles ont reçu plus de 120 papiers et contributions produits par les experts dans l'environnement, l'urbanisme, la circulation...qui vivent et résident dans cette banlieue nord. « C'est une expérience unique que j'ai vécue avec « La Marsa Change ». Une expérience passionnante parce que participative, inclusive et solidaire ambitionnant de réconcilier le centre de la ville avec sa périphérie. Au point que lorsque des amis militant au sein de partis m'ont proposé de diriger leur liste, j'ai refusé. Le processus de fonctionnement de « La Marsa Change » m'intéressait beaucoup trop ! », témoigne Nabila Hamza. « La transparence, la fin du clientélisme et la participation citoyenne seront les principes sur lesquels se fondera notre action », promet Slim Mahrezi, chef de liste de « La Marsa Change ». Fadhel Moussa, dans un essai de théorisation des idéaux de ce mouvement, parle d'un discours prôné par les « indépendants » fondé sur une logique du vice et de la vertu : « On reproche aux partis les vices auxquels on oppose ses propres vertus. D'où leur volonté de faire la politique autrement ». Est-ce des taupes ou des infiltrés de partis ? Mais tous les « indépendants » le sont-ils réellement, entend-on ici et là ? Toutes les listes ne se ressemblent pas. Loin du « magma » par lequel Hassan Zarghouni, directeur de Sigma Conseil, qualifie ce mouvement en jetant le bébé avec l'eau du bain, et en niant une tendance de fond, y compris au sein des dissidents des partis, certaines équipes semblent imprégnées par le label des partisans. Pour Alia Ghana, qui a procédé à des sondages de sortie des urnes le 6 mai, Nida, Ennahda et les anciens rcédistes ont déguisé leurs hommes et femmes en « indépendants » pour essayer de décrocher quelques sièges supplémentaires : « Ils avaient prévu une désaffection massive envers leurs formations », fait remarquer la sociologue. Après avoir digéré une relative défaite, des dirigeants politiques affirment sur les plateaux télévisés leur confiance dans le retour de leurs « enfants prodiges », « révoltés de ne pas avoir été choisis comme têtes de liste », vers leur source première. Sofiène Toubel de Nida Tounes refait les comptes : « 642 sièges indépendants reviendront à Nida. Ils s'ajouteront à nos 1.595 élus municipaux et feront de nous, encore une fois, la première force politique du pays». L'examen le plus sûr pour distinguer les « faux des vrais » se situe probablement au moment de l'élection des conseils municipaux du mois de juillet : les alliances contractées révéleront le véritable ADN de beaucoup de listes. Du côté d' « Al Afdhal » et de « La Marsa Change », une assertion qui ressemble à un slogan unit les deux listes : « Nous ne nous allierons jamais avec ceux qui ont échoué dans la gouvernance du pays ! Jamais plus les NINA ! ». Fragmentation et appropriation privative du champ public Salsabil Klibi adresse une critique aux « indépendants », qui n'ont pas rompu avec le schéma fragmenté de la vie politique tunisienne. Ainsi près de 900 listes indépendantes se sont concurrencées pour gagner des sièges dans les 350 municipalités du pays. La guerre des ego se poursuit. « Lorsqu'on voit qu'une petite municipalité comme celle de Sidi Bou Saïd a enregistré l'entrée en lice de quatre listes indépendantes, on se rend compte qu'on est toujours dans l'appropriation privative du champ public. La balkanisation de l'espace politique n'a toujours pas de limites et la construction du commun n'est pas pour demain», signale la juriste. Dans un sursaut post-électoral, enivrés par un succès auquel ils ne croyaient pas vraiment et répondant à un enthousiasme qui investit notamment les réseaux sociaux, les « indépendants » commencent à réfléchir à quel type de dynamique engager ensemble en vue de capitaliser des expériences inédites et de mettre en place une nouvelle alternative politique pour les échéances à venir, dont les législatives de 2019. « L'effondrement des partis peut nous réjouir, vu leurs bilans, mais il est problématique dans cette situation de crise politico-économique. C'est pour cela que la société civile, encore une fois, peut aider à construire un grand parti social démocrate de centre gauche qui donne envie aux jeunes de s'engager », anticipe Henda Gafsi, consultante en gouvernance locale. Sommes-nous à la veille d'une recomposition politique majeure ? S'il est trop tôt pour l'affirmer ou l'infirmer, on sait, d'après les exemples comparés dans beaucoup de pays, que la gouvernance municipale se révèle souvent comme une école du politique pour des milliers de novices. En Tunisie, elle promet de par les profils qui apparaissent déjà dans les médias de renouveler le personnel politique, de le rajeunir et de le féminiser. Ce qui ne peut qu'être bénéfique pour une démocratie en marche. Les « indépendants » ont tout pour réenchanter la transition tuni sienne.