Aussi surprenant que cela puisse paraître, la Tunisie a un cruel déficit d'informaticiens sur son territoire. La dynamisation des services internet et l'entrepreneuriat axé sur les nouvelles technologies faussent le tableau. «C'est dire si la demande en compétences est inférieure à l'offre existante sur le marché tunisien», peut-on entendre de la bouche d'un ingénieur en informatique chevronné. Un phénomène justifié par une demande internationale à la hausse et sans cesse croissante. Les problèmes de qualification, la dévalorisation de la recherche scientifique à l'université tunisienne et l'exil des diplômés qui migrent vers d'autres cieux sont parmi les maux qui frappent un secteur qui connaît pourtant un essor à l'échelle mondiale. La fuite des cerveaux est bien réelle chez nous. Enseignants, médecins mais aussi ingénieurs sont à la recherche de nouvelles opportunités hors du territoire national. Quatre-vingt-quatorze mille Tunisiens ont quitté le pays en six ans. Deux mille cinq cents ingénieurs quittent la Tunisie chaque année, dont plus de la moitié sont des informaticiens, la filière la plus touchée par les choix politico-économiques du gouvernement. M. Oussema El Khriji, doyen de l'Ordre des ingénieurs tunisiens, a été consulté pour décrire l'ampleur du malaise qui secoue la sphère de l'informatique et les raisons qui poussent ces derniers à migrer inexorablement vers des cieux plus cléments. Emigration lente et inexorable Notre interlocuteur a apporté une synthèse générale de la situation : «La politique économique tunisienne qui ne mise pas sur la valorisation des compétences mais davantage sur le développement des Ntic ne suffit pas à combler le manque d'employabilité. Bien au contraire. Ingénieurs et inventeurs ne trouvent plus leur compte en Tunisie et préfèrent se tourner vers d'autres horizons. D'un autre côté, les mentalités évoluent avec de plus en plus de jeunes filles et ingénieurs féminins qui tentent l'exil vers le Canada, faute de débouchés sur le sol de la mère patrie». Les raisons sont connues : le manque de travail, les salaires faibles par rapport à leurs homologues à l'étranger pour un même niveau de compétence... et on en passe. «En France ou en Allemagne, les pays ciblés par les Tunisiens, le salaire s'élève à trois mille euros, ce qui est loin du niveau de salaire des ingénieurs en Tunisie qui dépasse à peine les mille dinars». Un écart criant qui s'amplifie avec la dépréciation du dinar. Sombre tableau pour des ingénieurs en mal de reconnaissance et abandonnés à leur propre sort. Le manque de valorisation à cause de l'économie tunisienne qui ne privilégie pas le secteur informatique avec la dégradation qu'on lui connaît se pose avec acuité lorsqu'on songe aux inventeurs. Mêmes maux sans remèdes. Ingénieur-inventeur Au sujet des inventeurs, M. El Khriji affirme qu'il y a un grand parallèle dans la crise aiguë qu'ils traversent avec celle des ingénieurs. Un corps de métier imbriqué dans l'autre car l'ingénieur dans sa spécificité est un inventeur. M. El Khriji affirme : «A la base, toute personne est susceptible de devenir inventeur. Une grande partie de l'activité de l'ingéniorat relève de l'esprit d'innovation. Malheureusement, les certificats et les brevets d'invention ne trouvent pas suite en Tunisie et sont parfois confisqués par des organismes internationaux, au grand dam de leurs propriétaires! ». De nombreux secteurs et corps de métier sont frappés de plein fouet par la crise économique et la compression budgétaire à cause de la politique de rigueur et d'austérité que vit la Tunisie. Cela tandis que les signaux de reprise économique sont au vert, dit-on, et que l'embellie ne saurait tarder à ressurgir, c'est tout le mal que l'on souhaite. M. El Khriji s'impatiente : «Avec des taux de croissance à 1% ou 1,5%, on ne peut escompter une amélioration de la situation des ingénieurs sur le plan de la créativité ou de l'innovation. Il faudrait une croissance plus importante pour que les choses se rétablissent et reprennent de plus belle». Quand on apprend que le taux de croissance économique a atteint 2,5% au cours du premier trimestre 2018, on peut espérer un avenir plus radieux pour les ingénieurs, malgré tout.