Fermement convaincu, comme tous les journalistes du reste, que la parole est aujourd'hui débâillonnée, libérée et toujours insuffisamment exploitée, on profite de cette révolution du Jasmin à laquelle le monde ne s'attendait pas, pour porter notre regard, sans prétention d'analyse, sur les discours des intervenants de la scène politique. Plus qu'un devoir, c'est un credo d'ajouter sa voix. Suite au départ de quatre ministres du Gouvernement d'Union nationale, deux discours majeurs et décisifs tiennent actuellement et tragiquement les gens en haleine — passons sur celui, mineur et irréfléchi, prônant la non-participation à un gouvernement de transition —, le premier, attentif aux appels de la rue, encouragé par les manifestations à répétition qui voudraient du passé faire table rase (parole de témoin qui, comme tous les journalistes, croit que la parole est, aujourd'hui, débâillonnée, libérée et toujours insuffisamment exploitée), est teinté de méfiance vis-à-vis de la surreprésentation des ministres Rcdistes dans le fragile et provisoire gouvernement. Pour des raisons, somme toute compréhensibles, les ministres démissionnaires demandent à dissoudre purement et simplement le gouvernement et en constituer un nouveau sans la présence ou tout au moins sans la prédominance du Rcd, qui à leurs yeux confisquerait au peuple sa révolution. Le second discours est plus réaliste, tirant ses arguments du «sauvetage» de la révolution et de la nation, craignant à raison que le vide jetterait le pays dans le chaos, il est défendu principalement par les ministres Taïeb Baccouche, Néjib Chebbi et Ahmed Ibrahim ; appuyé par l'admirable argumentaire, solidement cimenté de Iadh Ben Achour (président de la Haute commission des réformes politiques), il prône le maintien de l'actuel Gouvernement d'Union nationale jusqu'à son terme, autrement dit, jusqu'à l'accomplissement de sa mission de transition. Ce discours prend donc ses racines dans la crainte du vide, de la confiance accordée à tous les membres du gouvernement actuel et de la nature provisoire de ce même gouvernement, affirmant qu'il n'est qu'un outil pour protéger et assurer la transition. Beaucoup de révolutions prometteuses dans le monde, dont les acteurs, par l'usure du discours, la perte de temps notamment due à l'excès de jouissance du nectar savoureux et exceptionnel de la révolution, ont fini par tomber entre les mains de régimes militaires ou ont été récupérées par des dirigeants nécrosés, pour qui tout changement, tout espoir, tout rêve, toute utopie vaut ébranlement de leurs certitudes, donc danger. L'inattendue insurrection, qualifiée déjà de révolution du Jasmin, rejoignant ainsi les floralies des Œillets, Tulipe et autre Rose, ne devrait pas casser, elle est un monde naissant, un «Big Bang »*, dont les secousses font vibrer l'univers (excusez l'enthousiasme !), elle nous est trop chère, protégeons-là avec soin et vigilance, à la fois chère et cristalline pour la laisser casser et finir dans le lot de celles avortées ailleurs qui ont laissé un goût amer dans la bouche. Mort, le héros Bouazizi, désormais comparable à Yan Palach, le jeune étudiant tchèque qui s'est immolé par le feu à Prague en 1969 pour contester contre l'invasion de son pays par les chars russes ( eh oui ! les temps passent, les souvenirs restent), s'est immolé pour le pain, il a fait des enfants qui montrent aux yeux du monde qu'ils sont prêts à mourir non seulement pour le pain mais aussi pour la liberté, la dignité et la démocratie. La solution ? Politiques, elle est entre vos mains, vous qui gérez déjà la révolution, ne faites pas tourner le nectar en ciguë, auquel cas, la jeunesse du peuple qui en a trop bu, vous la fera avaler sans regret, souvenez-vous au passage que‑: Le vent coule et s'en va Le même vent ne balance jamais deux fois La même branche de cerisier. Nazim Hikmet (poète turc). * Image de Iadh Ben Achour entendue sur Nessma TV.