• Les manifestations se poursuivent à Tunis. Notre envoyée spéciale Martine Gozlan nous dresse un tableau de ces rues en effervescence alors que peine encore à s'établir de façon stable la transition post-Ben Ali. Les manifestants qui exigent la démission des ministres de l'ancien régime du gouvernement de transition ont parcouru Tunis toute la journée ce jeudi 20 janvier. Aux cris de «Hurriya !», «Liberté !» et de «RCD, dégage !» Comme la veille, les cortèges se formaient avenue Bourguiba, se massaient un moment aux abords du ministère de l'Intérieur avant de s'engager avenue Mohamed V pour tenter de gagner le siège du RCD, un immeuble scintillant encore plus haut que l'hôtel Africa. Dispersés par les tirs de sommation de l'armée vers 13 heures, les manifestants se sont rassemblés à nouveau. Des hommes enveloppés dans une toge aux couleurs de la Tunisie, un long ruban de drapeaux flottant en oriflamme, des femmes lançant des youyous, des cafés bondés, les journaux français interdits enfin disponibles, de Libération au Monde en passant par le Canard enchaîné (et bientôt Marianne) : Tunis avait un air de Mai 68 protégé par l'armée. Les promeneurs-manifestants continuaient à se faire photographier avec les soldats et les tanks, place de l'Indépendance, tandis qu'une petite foule s'agglutinait devant la librairie Al Kitab, au cœur de l'avenue Bourguiba. On photographiait un spectacle inouï, les livres interdits enfin en vitrine : La Régente de Carthage, l'enquête prémonitoire de Nicolas Beau et Catherine Graciet sur Leïla Trabelsi et son clan (éditions la Découverte, 2009) trônait au sommet de l'étalage, entourée des poèmes et essais de Taoufik Ben Brik, l'écrivain-journaliste imprécateur embastillé pendant six mois cette année. «Nous ne les vendons pas encore, expliquait le libraire, il s'agit seulement de spécimens, on attend d'être livrés». Aux terrasses, on dévorait autant la presse française que les journaux tunisiens méconnaissables, saisis par la révolution culturelle. Tandis que les cortèges apparaissaient, disparaissaient, réapparaissaient, on apprenait la démission du bureau politique du RCD , puis celle d'un des ministres qui avait appartenu à l'ancien régime. «Et à l'Intérieur ? Et à la Défense ? Ils sont partis ?», interrogeaient les passants. Un journaliste d'Al Jazira passait en coup de vent dans la rumeur, à la recherche d'une source fiable qui ne serait pas démentie à la seconde suivante. Sadok Belaïd, 71 ans, ancien doyen de la faculté des sciences juridiques de Tunis, homme d'une intégrité à toute épreuve dont le régime a cassé la carrière, sourit tranquillement en sortant d'une réunion avec des avocats et des membres de la société civile : «Nous traversons un moment étrange, entre deux mondes. Nous allons passer à la vitesse supérieure, c'est inéluctable, il est clair qu'un gouvernement aussi fragile ne pourra pas durer, on a besoin de tourner la page. Le peuple tunisien a le vertige, c'est normal. Mais il tiendra !» Un diplomate européen bougonne : «Attention aux lendemains d'euphorie, souvenez-vous de ce qui s'est passé en Europe de l'Est...» Mais les sourires continuent à fleurir, invincibles. Un nouveau cortège s'est reformé. Au bout de l'avenue Bourguiba, la statue d'Ibn Khaldoun, le grand historien du XIVe siècle natif de Tunis, regarde passer la révolution arabe du XXIe siècle.