Par Yassine ESSID Il est quand même curieux qu'à l'ère de la révolution numérique, de la nouvelle économie en réseau et de la culture de l'accès sans entraves à tous les services et à toutes les informations, on est encore à interdire à des manifestants, venus commémorer pacifiquement une fête nationale, de circuler librement sur l'avenue Habib-Bourguiba. Il faut reconnaître que celle-ci avait acquis depuis le mois de janvier 2011 une fonction politique majeure et n'a pas cessé depuis d'être le point de focalisation d'intérêts politiques divergents, en concurrence avec la représentation nationale, et un lieu d'opposition destiné à influencer les divers processus politiques. Pourtant, depuis la chute du régime, plusieurs autres sites s'étaient constitués spontanément pour permettre à l'opinion publique de s'exprimer : rues, avenues, places, jardins et parcs furent réappropriés et transformés en lieux de protestation, voire en terrains de confrontations partisanes. La question est maintenant de comprendre l'origine de l'obstination de certains à ne vouloir emprunter que cette artère à l'exclusion de tout autre pour défiler, défier ou manifester, et la volonté inflexible des autorités à les contrarier au motif de menace à l'ordre public. Mais d'abord qu'est-ce donc que cette avenue? Une voie de circulation, comme il y en a tant, qui a des tenants et des aboutissants, bordée d'arbres et de grands espaces piétonniers assez larges pour la marche, la flânerie à l'ombre des ficus, le plaisir, les disputes. On peut y être debout ou assis, regarder et communiquer en toute sécurité, l'architecture accompagnant ce mouvement permanent avec ses constructions anciennes et à venir, son univers marchand et ses lieux de loisirs. Espace d'aperception, l'avenue Bourguiba est une sorte de mass-média, un vecteur d'expériences sociales fondé sur les échanges, le mélange, le contact d'existences spatialement disjointes. Bref, le lieu d'un face-à-face interactif. Voie de circulation automobile, elle est aussi affectée aux déplacements des foules en cortèges organisés. C'est là qu'elle devient un lieu physique où est censée s'exprimer l'opinion publique, où elle interfère avec l'ordre et la conscience de classe qui donnent à l'espace public sa dimension politique. C'est ainsi qu'elle est devenue l'espace de prédilection pour tous ceux qui s'estiment exclus des lieux institutionnels du pouvoir et des espaces formels d'expression, un lieu où ils pourront communiquer publiquement leurs doléances, faire entendre leurs revendications et partager leurs griefs au-delà de leurs cercles immédiats. Mais pourquoi précisément l'avenue Bourguiba, car il n'y a pas d'innocence dans le choix du lieu d'une manifestation populaire ni dans l'interdiction de l'accès à celui-ci? C'est qu'à l'intérieur de chaque grande cité, se détache le centre, et le centre du centre auquel est attribuée une valeur particulièrement élevée, valorisé en raison d'éléments historiques, culturels et fonctionnels. Se déclenche alors un authentique processus de réduction de tout l'espace urbain à cette avenue. Pour le pouvoir, elle était et demeure l'objet d'une glorification généralisée par les travaux d'embellissement et de rénovation qui s'y réalisent constamment, car c'est elle qui rend l'image que le pays cherche à se donner de lui-même et désire diffuser à l'extérieur. Pour le peuple, elle est considérée comme l'élément le plus représentatif et absolument indispensable de la cité. Indispensable mais non substituable, car liée à une concentration de pouvoirs économique et politique et longtemps associée à la classe dirigeante, possédante, bénéficiaire du pouvoir et protégée par sa police dont l'édifice est la pièce maîtresse et inexpugnable en même temps qu'objet de toutes les convoitises. Rien n'est davantage essentiel aux yeux de la masse que de loger le rassemblement dans son espace naturel, de lui assigner son lieu propre : le centre-ville. Pour y accéder, il faut savoir tracer au défilé ses cheminements, lui épargner toute surprise et toute dissonance. D'abord les lieux de jonction, ensuite les rues par où passera le cortège, places et carrefours où il marquera des stations, terme où il devra s'arrêter pour manifester et se disperser. Une telle planification ne peut pas rester tributaire de la notion ambiguë d'ordre public. D'autant plus qu'entre le peuple et l'avenue Bourguiba s'est établie comme une connivence, une fixation généralisée sur cette artère devenue iconique; le sentiment d'une réappropriation d'un espace qui nouerait, dans une union fusionnelle, les multiples groupes qui, de tous les quartiers, affluent au fur et à mesure de l'avancée du cortège. Obéir aux ordres de la police serait tailler dans la ville des couloirs secondaires, des chemins de traverse, s'exclure et renoncer, malgré le liant mis entre des lieux disparates, à faire vivre au même rythme la ville tout entière. Répondre à l'injonction du ministre de l'Intérieur revient à déplacer le défilé vers la périphérie, refouler le public dans un coin inaccessible, délocaliser l'événement, se perdre dans le dédale des rues annexes, créer un sentiment de clandestinité et rendre la fête lamentablement mesquine. Comment accepter dans ce cas de troquer l'avenue Mohamed-V, symbole de l'inefficacité et de l'isolement, contre l'avenue Bourguiba, lieu d'activité et de solidarisation ? Ce serait substituer l'accessoire à l'essentiel, le profane au sacré, reconnaître à la ville un autre centre que le centre élu parce que l'histoire révolutionnaire l'a surdéterminée. Toutes ces raisons ont fait qu'en cherchant à le reconquérir, le lieu interdit est devenu pour les manifestants un défi révolutionnaire et pour le régime une menace grave qui appelle la riposte... brutale. C'est que pour le parti au pouvoir, cette manifestation survient sur fond de crise de confiance quant à ses aptitudes à gouverner, ce qui le rend particulièrement sensible à tout attroupement à ses yeux rattaché aux stratégies, aux ambitions et au tumulte séditieux des démocrates. Craignant le péril révolutionnaire, se sentant visé, le régime a alors confondu manifestation commémorative à l'effet purement symbolique avec une protestation populaire, faisant immanquablement lever les souvenirs du 14 janvier 2011. Privée de sa place de la Bastille, le génie urbain a fait de l'avenue Bourguiba son agora antique, à la fois artère commerçante, centre de la vie sociale et lieu de rassemblement. Mal fagotés ou en habits du dimanche, calmement ou bruyamment, en ordre dispersé ou par rangs compacts et disciplinés, élite et sans voix, femmes et hommes, jeunes et vieux qui emprunteront cette avenue n'auront de cesse, chaque fois que nécessaire, de rappeler à tous les pouvoirs que rien n'est jamais définitivement acquis et que la démocratie est aussi un combat, quel qu'en soit le prix.