Par Guy Sitbon* Elle s'appelle Amira, elle est en terminale dans je ne sais quel lycée de Tunis. Je l'interrogeais en cherchant à comprendre l'état d'esprit des adolescents auteurs de cette révolution lorsqu'elle m'a lâché innocemment : «Mes grands-parents se sont battus pour l'indépendance de la Tunisie. Ma génération se bat pour l'indépendance des Tunisiens». «C'est quoi l'indépendance des Tunisiens, Amira ? Quelle différence avec l'indépendance de la Tunisie ?». Elle semblait troublée que je veuille la pousser plus loin, comme si elle avait flairé un piège. Elle avait sorti ces mots naturellement, sans se douter que je m'y attarderai. Elle balbutiait : «L'indépendance… l'indépendance quoi… la liberté des Tunisiens. Je le dis mal ?». Non, ma petite Amira, tu le dis à merveille, sublimement. Tu as compris cette révolution plus profondément qu'aucun politique, qu'aucun intellectuel. En vérité, tu as tout ramassé en une phrase simplette. Et toutes nos réflexions ne suffiront pas à épuiser le sens de ta pensée. Nous avons été conquis en 1881 non en raison de notre sottise ou de notre lâcheté mais par l'effet d'une défaillance du corps national. Les colonnes et les flottes européennes se seraient cassé le nez sur une petite Tunisie fortement structurée, sur un peuple homogène et déterminé. En forgeant le concept de «colonisabilité», Malek Benabbi a donné la réponse à la question «Pourquoi la colonisation ?». Nous avons été colonisés tout simplement parce que nous étions émiettés, désarticulés, colonisables. Vite le pays s'est ressaisi. Bourguiba et le Néo-Destour ont compris qu'il fallait reconstruire la nation et faire bloc pour chasser les conquérants. Il n'y eut pas de place dans ces années-là pour les libertés individuelles. Les trois microscopiques millions de Tunisiens devaient former une masse de béton pour mettre en échec la puissance française. Par un savant mélange de persuasion et de contrainte, quelques années suffirent pour en venir à bout. Finalement, la colonisation, d'un bout à l'autre, ne dura guère que 73 ans, à peine le temps de vie d'un seul homme, un clin d'œil à l'échelle historique. Et la Tunisie fut indépendante. La Tunisie, l'Etat, la nation, oui. Mais le Tunisien ? La personne, l'individu, chaque être unique et irremplaçable ? Oh, petite Amira, toi la lycéenne qui vient de rendre leurs droits à tes parents et à l'adulte que tu seras, Amira, si tu savais comme tu as raison ! Le Tunisien n'était ni libre ni indépendant. La souveraineté nationale instaurée, la nation affirmée, le temps de vivre sa liberté avait sonné. La dictature de Bourguiba avait déjà duré trop longtemps, celle de Ben Ali fut la dictature de trop. Un cauchemar de 23 ans. Bouazizi, Amira et les autres ont su y mettre un terme. Ces jeunes gens enseignent à leurs aînés que chaque homme vient au monde doté de droits imprescriptibles et inaliénables. Des droits intégrés à sa chair qu'aucun Ben Ali ne peut lui arracher ni même lui contester. Ces droits lui appartiennent en propre comme «la maison de son père». Amira les appelle l'indépendance des Tunisiens, de chaque Tunisien. Elle mérite une bonne note, Amira, non ? * (journaliste à Marianne et ex-éditorialiste à La Presse)