En ce début des années 60, chaque soir aux environs de 20 heures, je m'attablais à un bureau de La Presse au premier étage. J'y retrouvais mon excellent confrère Abbas, d'Al Sabah, qui composait son journal dans le même immeuble de l'avenue Bourguiba. Mon travail consistait en un éditorial quotidien non signé à paraître en première page. Nous étions emportés en ce temps dans la tourmente de la guerre d'Algérie. La Tunisie venait d'accéder à la souveraineté, mais l'Algérie se battait encore pour conquérir la sienne. Rue des Entrepreneurs siégeait le ministère de l'Information algérien et rue de Corse la délégation politique. On y rencontrait Frantz Fanon avec qui je m'étais lié d'amitié et parfois Ferhat Abbas, le chef du gouvernement algérien. Outre l'édito de La Presse, j'assurais la correspondance du Monde et, à peine sorti de l'université, j'éprouvais quelque vertige à la fréquentation des stars de l'actualité. De temps à autre, Habib Bourguiba nous gratifiait d'une conférence de presse dans son bureau de Dar el Bey, siège de la Présidence et je me plaçais toujours au premier rang pour qu'il réponde à mes questions. Le Président m'avait à la bonne. Il connaissait bien mon père qui avait habité en face de chez lui, dans une impasse de Houmet Trabelsia à Monastir, ma patrie. Quand il m'accordait une interview, je recomposais ses réponses et rajoutais des idées qu'il avait négligé de développer devant moi. Finalement, le texte ne ressemblait plus du tout à ses propos souvent désordonnés. Il en était ravi et m'en félicitait. En somme, j'étais plus bourguibiste que Bourguiba. Mais mon grand homme, c'était Ahmed Ben Salah. Encore trop à droite pour le communiste que j'étais (si on m'avait écouté, la Tunisie serait devenue une sorte de Cuba en fête les 365 jours de l'an), Ben Salah aimait moins que moi la nouba mais pour le socialisme je le soutenais sans réserve. Bien de mes articles de La Presse en témoignent. En ces années, nous, presque tous les journalistes, habitions à Sidi Bou Saïd pour des raisons qui m'échappent car le village n'était pas le lieu à la mode qu'il est devenu. En fait, on y trouvait beaucoup de maisons à louer à bas prix. Les Français étaient partis et personne n'avait envie d'aller s'enterrer sur ce rocher si loin de la ville ou de la plage. A Sidi Bou, comme nous disions, se croisaient l'information, l'indolence et le plaisir. Entre le café de Si Amor et la maison de Tom Brady (le correspondant du New York Times) on apprenait tout ce que personne ne savait. Secrets d'Etat et secrets d'alcôve y cohabitaient sans encombre. Chaque soir, on se retrouvait à une trentaine chez les uns ou les autres pour un dîner improvisé où on ne savait jamais qui serait présent. Les repas arrivaient en grandes kassyas d'une dame du village, vêtue à la bédouine. On se servait sans cérémonie tout en échangeant les scoops. Les hommes politiques avaient tout intérêt à faire acte de présence s'ils voulaient qu'on parle d'eux mais ils se tenaient toujours sur la réserve, il ne fallait pas laisser croire qu'ils étaient venus pour la bagatelle. La nouvelle Tunisie, la guerre d'Algérie se situaient, en ce temps de décolonisation, au nombril de l'univers. Tous les journaux du monde se devaient d'y entretenir en permanence des correspondants qui puisaient l'information auprès de nous, les autochtones. Nous avions goût à les fréquenter pour l'ouverture qu'ils nous offraient sur les contrées lointaines, ils nous trouvaient joviaux et pittoresques ; nous étions faits pour nous entendre. Entre la place du gouvernement à la plage de Gammarth, la frontière se ressentait à peine. La fête et le bombardement se mêlaient dans un tourbillon à la fois tragique et ludique. Au fil des années, ce microcosme de la presse à Tunis avait fini par prendre un nom, c'est peut-être Jean Daniel qui le premier le désigna sous l'appellation de Maghreb Circus. L'histoire a entériné le néologisme. Pas un livre de souvenir sur cette époque qui ne raconte les tribulations et festivités du Maghreb Circus. Un après-midi, tous en maillot sur une plage de Gammarth, déserte comme à l'ordinaire, nous avons conçu, autour de Béchir Ben Yahmed, le premier numéro de Jeune Afrique. Là encore, toujours en tenue de bain, Jean Duvignaud parlait de son chef-d'œuvre en gestation «Chébika». Là, Kateb Yacine, éternellement accompagné de son secrétaire darboukeur, déclamait du Lautréamont dans la langue conquise comme un butin de guerre. Le 14 janvier 2011, Tunis, frappée d'un éclair providentiel, est redevenue plus que le centre, l'espérance du monde. Ce jour-là, j'ai frappé à la porte pour quémander une loi du retour. Le retour de l'âge d'or.