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L'homme qui a obtempéré malgré lui
Entretien avec : Rafik Chelly, ancien directeur de la sécurité de Bourguiba
Publié dans La Presse de Tunisie le 23 - 04 - 2012

Pouvait-il dire non à Ben Ali, la veille du 7 novembre? Rafik Chelly, directeur de la sécurité du chef de l'Etat, assure que non. Il pensait par son geste de retirer ses agents de sécurité pour laisser place aux forces de la gendarmerie de Habib Ammar, sauver la vie à Bourguiba et faciliter au pays l'accès à une nouvelle phase, telle que promise par Ben Ali. Hélas, le destin et la détermination de ce dernier à accéder à la magistrature suprême ont voulu que la Tunisie passe sous le commandement d'un président dont «le phénotype ne ressemble pas à un homme d'Etat responsable pour ne pas dire autre chose, après avoir été géré par un homme intellectuel et éclairé», dira-t-il. Dans cet entretien, nous sommes au cœur d'un film d'action où se mêlent guerre de sérail, corruption, suivisme aveugle, espionnage, assassinat et appétit démesuré pour le pouvoir. C'est le syndrome de Carthage, qui contamine tous ceux qui n'ont jamais accédé au pouvoir par le biais des urnes. Interview.
Dans votre livre, on a l'impression que vous avez évité de décrire la scène de la destitution de Bourguiba. Pourquoi avez-vous zappé une telle scène ?
Il n'y a pas eu de scène de destitution de Bourguiba, il y avait l'opération de sa destitution qui consistait en la prise du Palais de Carthage. Quand le palais est tombé entre les mains de Habib Ammar, tout ce qui s'y passait, moi j'étais en dehors de tout cela. Durant la nuit du 6 au 7 novembre, lorsque l'opération s'est terminée à 02h30 du matin, je n'avais plus en main le Palais de Carthage, et tout ce qui se passait à l'intérieur du palais était du ressort de Habib Ammar et de ses unités.
Mais vous avez sûrement eu vent de ce qui s'est passé cette nuit-là ?
Oui, j'ai eu des informations, particulièrement de la part du valet de Bourguiba. Car c'était lui qui l'accompagnait. Saïda Sassi qui a vu le matin un changement des agents de sécurité, les nouveaux étaient cagoulés, et qui avait constaté que les lignes téléphoniques étaient coupées, a su qu'il y avait quelque chose. Elle a pensé au début que c'étaient les intégristes qui ont pris possession du palais. Elle était simple d'esprit. Et lorsque le président s'est réveillé, elle l'a informé. Paraît-il, il n'a rien dit. Il avait compris qu'il avait commis l'erreur fatale de sa vie en confiant à un militaire les plus hautes charges de l'Etat. Il s'est aperçu de cette erreur. Parce que quand il a vu quelques jours après le Pr Amor Chedly, ce dernier lui a dit «monsieur le président, c'était une trahison» et Bourguiba de lui rétorquer «non c'est une ignominie (Ghadr)». Cela voulait tout dire pour lui. Après deux jours, quand il a quitté le Palais de Carthage, mon rôle était de l'accueillir à sa résidence de Mornag. Quand l'hélicoptère qui le transportait avait atterri, il n'y avait personne pour l'aider à descendre de l'appareil. C'était un terrain vide. En attendant, que Hammadi Ghedira descende pour l'autre portière de l'appareil pour prendre sa main et l'accompagner jusqu'à la résidence. Il a fallu que je dépêche mon chauffeur, qui était lui-même agent de sécurité, pour l'assister. Ben Ali n'avait rien prévu pour cela. C'était la dernière fois que je voyais Bourguiba.
En tant que directeur de la sécurité de Bourguiba, n'aviez-vous pas eu des renseignements sur les desseins de Ben Ali ?
Il faut comprendre comment les institutions de l'Etat étaient organisées. Pour Bourguiba, la sécurité, celle du pays, c'était la responsabilité du ministère de l'Intérieur. C'est lui qui peut tout faire même avec la sécurité présidentielle. Ben Ali pouvait me muter sans que Bourguiba ne dise rien. Bourguiba avait confiance en lui, il lui avait donné carte blanche. J'avais un petit service de renseignements qui s'occupait de tout ce qui avait trait à la sécurité présidentielle, surtout lors des déplacements du Président à l'intérieur ou à l'extérieur du pays. Il faut dire cependant que j'étais au courant et je n'étais pas le seul à savoir que Ben Ali préparait sa venue à Carthage, car c'était tout un plan qu'il avait préparé. Premièrement, l'essentiel a été d'isoler le Président. Sa femme était partie, son secrétaire particulier Allala Laouiti , Mohamed Ben Hassine également, Mansour Skhiri aussi. Donc il ne restait plus au plais que Saïda Sassi et le docteur Amor Chedly qui venait le matin pour le voir. Amor Chedly savait également que quelque chose se tramait mais il ne pouvait rien faire. Moi aussi, je pressentais quelque chose. Mais Saïda, qui tout le temps vantait les mérites de Ben Ali et le glorifiait en disant que c'était le seul rempart contre les intégristes et l'exhortait à expliquer à Bourguiba combien les islamistes sont devenus une menace pour lui et pour le pays, était d'un grand soutien à Ben Ali.
Une fois ministre de l'Intérieur, le plan commençait à se serrer de plus en plus. Il a éliminé Mzali, en tant que Premier ministre pour prendre son poste. Ben Ali venait tous les matins voir Bourguiba. C'était le seul son de cloche qu'il avait de ce qui se passait au pays. J'ai constaté qu'il y avait quelque chose qui se tramait. Car chaque fois après l'entrevue que lui accordait Bourguiba, pour quelques minutes, il passait sur son chemin de retour par la caserne d'El Aouina, où il s'entretenait longuement avec Habib Ammar, pour rester avec lui à peu près une heure et demie en tête à tête dans son bureau. Cela a attiré mon attention, j'ai essayé de demander la raison de ces visites en continu à la caserne de la garde nationale et on m'a répondu qu'il allait voir son dentiste, car il y avait un cabinet dentaire dans la caserne. Cependant, je ne pouvais pas faire grand-chose. De plus, d'habitude l'escorte du Premier ministre fait partie de l'escorte présidentielle. Mais Ben Ali a préféré garder ses agents fidèles et n'a pas voulu d'autre escorte. Il ne voulait pas que la sécurité présidentielle soit au courant de ses déplacements, de ses fréquentations. Il était clair que Ben Ali visait le palais de Carthage mais que voulez-vous qu'on fasse? S'il n'y avait plus personne dans le sérail capable de faire raisonner Bourguiba. C'est que Bourguiba a donné tout à Ben Ali, et personne d'autre ne pouvait le contrecarrer. Pour moi, c'était mon chef hiérarchique direct et c'était lui qui gérait la sécurité présidentielle. On était un service de sécurité à la présidence, c'est tout. D'ailleurs, en 1977, j'étais inquiet d'une pareille situation. J'avais posé le problème du temps où Bourguiba Junior était directeur du cabinet présidentiel, en disant que normalement la sécurité présidentielle devrait être rattachée à la présidence de la République et non au ministère de l'Intérieur, et ce, pour un bon fonctionnement de la sécurité. Cette proposition n'a pas eu d'écho favorable. A l'époque, l'administration présidentielle était une petite administration et Bourguiba ne voulait pas que le Palais devienne une charge lourde sur le plan financier et celui de la gestion. C'est pour cela que j'étais dans une situation très embarrassante du fait que mon chef hiérarchique direct était le ministre de l'Intérieur.
Ben Ali a essayé à maintes reprises d'infiltrer la sécurité présidentielle ?
Absolument, il a essayé de le faire. Toutefois, bien qu'il soit mon chef hiérarchique direct, j'ai quand même refusé le fait d'être infiltré par des éléments qui ne font pas partie des forces de sécurité présidentielle. J'ai mentionné dans le livre le cas de l'avion présidentiel qu'on préparait dans le cadre d'un déplacement de Bourguiba à l'étranger et sur lequel Ben Ali avait voulu faire un forcing pour désigner des agents qui faisaient partie de la sécurité de l'aviation à l'aéroport et qu'il voulait faire embarquer, soi-disant pour renforcer la sécurité présidentielle. A l'évidence, j'ai refusé et je lui ai justement dit « mais quel est le rôle de la sécurité présidentielle alors ?». Devant mon refus, il n'a pas réagi, car il savait qu'il est allé un peu plus loin.
Le certificat médical a été un acte fondamental dans le coup d'Etat, a-t-il été signé sous pression ?
Tout à fait, cela s'est fait sous pression. C'est d'ailleurs cet acte qui a donné à l'opération du 7 novembre le caractère d'un coup d'Etat. Bien que le Premier ministre, d'après la Constitution, soit désigné pour remplacer le Président en cas de vacance de poste, que ce soit pour incapacité, pour cause de démission ou suite à un décès, Ben Ali, pour appliquer cet article pour incompétence prouvée, ne pouvait pas le faire sans le biais de ce fameux certificat. Il s'agit d'un certificat bidon, signé par 7 médecins qui n'ont pas vu le malade. On avait obligé certains médecins de signer, sauf quelques-uns qui étaient déjà proches de Ben Ali. Effectivement, on les a intimidés ou forcés en quelque sorte de signer sinon cela aurait été très grave pour eux. C'est donc un certificat bidon établissant l'état d'un malade qu'ils n'ont pas vu, qu'ils n'ont pas consulté, sans dossier médical, sans explorations médicales poussées, surtout qu'il s'agit d'un Président. Certes, ce certificat a été la clef pour déclencher cette opération.
On vous reproche parfois de ne pas avoir dit non à Ben Ali, quand il vous a demandé de retirer vos agents du Palais de Carthage. Auriez-vous pu le faire ? Avez-vous été tenté de résister ?
C'est une question qui m'a été posée à plusieurs reprises. Certains disent pourquoi vous avez accepté ? Pourquoi vous n'avez pas dit non? Alors soyons réalistes. Avec un Premier ministre qui est également ministre de l'Intérieur, Bourguiba avait délégué toutes les autorités du pays à Ben Ali. Je n'étais qu'un commis de l'Etat responsable d'une direction de la sécurité. Comment pourrais-je dire non à quelqu'un, qui lorsqu'il m'a convoqué, et j'étais allé le voir le soir dans son bureau au ministère de l'Intérieur, j'ai trouvé chez lui tous les ténors de l'Etat, tous les commandements de l'armée, le ministre de la Défense, les chefs d'état-major de toutes les armées, le DG de la garde nationale. Il y avait tout ce monde à ses ordres et lui, il était là, il avait tout en main. De plus, il était déterminé à mener jusqu'à la fin son plan. Déjà l'opération du coup d'Etat avait commencé. Il avait déjà commencé l'arrestation de certaines personnalités. Il avait déjà commencé à couper les lignes téléphoniques du palais. La force était prête à entrer en action. La TV et les médias étaient déjà au parfum et se sont préparés pour l'évènement. C'était toute une stratégie de coup d'Etat. Il avait un plan bien ficelé.
La prise de Carthage n'était que la dernière étape de l'opération. Figurez vous que lorsqu'il m'a demandé de retirer mes agents et de les faire remplacer par des agents de la garde nationale, j'ai compris tout de suite pourquoi. Il me l'a expliqué par ailleurs, mais il m'a dit quelque chose. D'abord que le président Bourguiba est devenu sénile, malade, et qu'il va lui octroyer une belle résidence avec toutes les attentions, avec des soins, avec un médecin particulier et qu'il n'aura besoin de rien du tout en tant que leader de la nation. Mais lorsque je me suis tu, il m'a regardé droit dans les yeux et il m'a dit «attention nous sommes déterminés à utiliser la force et que dans d'autres pays, on fera ça», faisant un geste avec son index sous la gorge, pour dire tout simplement qu'il pouvait ordonner l'assassinat du Président. Pour moi, il y avait deux solutions : soit accepter ou refuser. Si j'avais refusé, que se serait-il passé ? Tout de suite, j'aurais été arrêté et mis aux arrêts dans les geôles du ministère de l'Intérieur. Ça, c'est le minimum de ce qui pouvait m'arriver, si ce n'est pas autre chose (Ndlr, assassinat) en le camouflant d'accident à la manière de Ben Ali comme pour bien d'autres cas. Etant donné qu'il est déterminé car il ne pouvait plus reculer, c'était une question de vie ou de mort pour lui, car il avait déjà commencé l'exécution de son coup d'Etat. Alors, Ben Ali et ses forces partiront à Carthage avec des chars. Ils vont pouvoir forcer le portail, car ils savent qu'il y a là-bas des agents armés de fusils mais qui n'ont pas d'artillerie lourde comme les blindés de la garde nationale. Il y aura certes des coups de feu, des morts avec tout ce que cela pouvait présenter comme risque pour la vie du président Bourguiba.
Donc, ils vont quand même arriver à leurs fins. Je ne pouvais pas renverser la situation même si j'avais les moyens de recourir à la force. Autre chose, Bourguiba, que je voyais de très près au Palais, était quelqu'un qui avait le droit au repos. Il ne pouvait plus...il était resté toujours lucide, mais était manipulé par Saïda Sassi. Il était devenu un simple jouet entre ses mains et se comportait parfois de façon indigne à l'égard de Bourguiba. Donc pour sauver Bourguiba de lui-même, il fallait bien qu'il aille se reposer. Se basant sur toutes ces données, je me suis dit qu'il vaut mieux que j'obtempère, pour éviter l'effusion inutile du sang, pour éviter un risque pour la vie de Bourguiba et pour que les choses se passent normalement, surtout qu'à ce moment-là, tous les ténors de l'Etat, les responsables, les partis, les hautes personnalités telles que les Belkhouja, les Mestiri, les Sayah étaient écartés de la scène? Il n'y avait personne. Ben Ali avait tout en main, et on ne trouvait personne dont on pouvait attirer l'attention sur la situation de Bourguiba ainsi que sur la gravité des intentions de Ben Ali envers Bourguiba. On savait qu'il visait la magistrature suprême, mais on ne pouvait rien faire. La machine de guerre était bel et bien enclenchée et le moindre mal était d'obtempérer aux ordres d'un chef hiérarchique.
Est-ce que les services secrets d'autres pays voisins étaient au courant des desseins de Ben Ali ? Ont-ils été complices ?
Oui. Il y a certains qui ont été complices, d'autres qui n'étaient pas au courant. Bien sûr, cette opération avait été menée avec la complicité et l'aide des Italiens. Ben Ali avait des relations très importantes avec les services de renseignements italiens, qui s'appelaient le Sismi. A leur tête, il y avait l'amiral Fluvio Martini, qui était très ami avec Ben Ali et Habib Ammar aussi. Il était au fait de la situation et d'ailleurs, il l'a déclaré lui-même dans un journal italien et devant l'Assemblée nationale italienne en disant que l'Italie a aidé Ben Ali à prendre la magistrature suprême et à écarter Bourguiba et que cela allait dans l'intérêt de l'Italie. Fluvio Martini a, d'ailleurs, fait un voyage en Algérie, une semaine avant, pour sensibiliser les autorités algériennes et les Algériens étaient au courant des desseins de Ben Ali. D'ailleurs, Ben Ali lui-même était en relation directe avec le ministre de l'Intérieur algérien à l'époque et l'a même invité quelques jours auparavant à Tunis. Il était donc au parfum.
Pour ce qui est de la Libye, des informations sûres parlent d'un contact entre Ben Ali et le chef des renseignements libyens et d'une rencontre secrète à Tunis quelques semaines avant le 7 novembre.
Vous savez qu'à l'époque, les Libyens n'aimaient pas Bourguiba, et ils étaient contents du fait que Bourguiba parte. Restent les Américains. Je ne pense pas qu'ils aient été au courant du coup d'Etat. Les Français également, parce que l'amiral Fulvio Martini avait déclaré qu'en discutant avec le général René Imbot qui était à la tête du service des renseignements, la Dgse, que ce dernier était dans tous ses états et lui a même rétorqué que «vous les Italiens, vous n'avez pas à vous immiscer dans les affaires de la Tunisie. D'ailleurs, le 7 novembre, à 10h00, j'étais au bureau de Ben Ali au ministère de l'Intérieur, quand François Mitterrand lui avait téléphoné pour s'enquérir de la situation en Tunisie en exprimant son inquiétude quant au sort réservé à Bourguiba. Il y avait donc les Italiens, les Algériens et les Libyens qui étaient de mèche.
Après le coup d'Etat, est-ce que Ben Ali a pris des décisions pour restructurer la sécurité présidentielle afin d'éviter de connaître le même scénario ?
Absolument, il savait que ce n'était pas normal qu'un président de la République dispose d'une sécurité qui ne dépend pas de lui. Donc, le jour même du 7 novembre, j'étais à son bureau en présence de Habib Ammar, nommé nouveau ministre de l'Intérieur. Il m'a clairement signifié que j'allais continuer à exercer mes fonctions de directeur de la sécurité présidentielle et qu'à partir de maintenant, je ne dépendais plus du ministre de l'Intérieur mais du président de la République directement.
Mais il a quand même engagé d'autres réformes…
Oui, au fil des années, la direction de la sécurité présidentielle est devenue une direction générale. L'effectif est devenu un peu plus que le double. Il a créé un service de renseignements. Il a créé des unités spéciales et c'était un peu des forces parallèles à celles de la sécurité nationale. Il pouvait, par le biais de ces services qu'il avait rattachés à la présidence, ne pas avoir besoin des services de la sûreté nationale pour certaines opérations.
Mais malgré cela, vous avez évoqué dans votre livre l'assassinat d'Abou Jihad comme étant une faille dans la sécurité sous le régime Ben Ali…
Tout à fait. Car si on suit un peu les détails de l'opération et comment elle a été menée, on a de la peine à comprendre comment un groupe composé d'une quarantaine de personnes pénètre dans notre pays avec autant de facilité. Comment différents zodiacs ont pu accoster à la plage de Raoued, et que leur navire croisait au large et que les gardes-côtes tunisiens ne s'aperçoivent de rien. Pourtant, il s'agissait de côtes sensibles qui avoisinaient Carthage. Que ce soit la Garde nationale maritime ou la Marine tunisienne qui ont des unités sur place et des radars aussi qui peuvent détecter les mouvements suspects, c'est étrange que cette opération se déroule sans le moindre souci. Ce qui attire l'attention aussi, c'est que juste après l'enquête qu'on a menée avec les services libanais sur les personnes qui ont loué ces voitures de location qui ont servi au déplacement des commandos jusqu'à la résidence d'Abou Jihad, et qui ont été louées par des Libanais, il s'était avéré qu'il s'agissait de véritables passeports qui avaient leurs titulaires. C'étaient des Libanais de la ville d'Al Biqaâ, qui étaient très proches de la frontière israélienne qui subissait fréquemment des incursions lors de certaines perquisitions. Selon les Libanais, les Israéliens ont pu saisir ce genre de passeports qui sont utilisés pour des opérations pareilles.
Il n'empêche, ce qui attire l'attention, c'est qu'il n'y a jamais eu d'enquête profonde sur l'assassinat d'Abou Jihad. Est-ce qu'il y a d'autres complices ? Comment ont-ils pu pénétrer et agir avec cette facilité extrême: accoster les côtes de Raoued et faire un parcours de plus de 20 km jusqu'au domicile d'Abou Jihad, exécuter leur opération en toute quiétude et rentrer sans que personne ne s'aperçoive de rien. C'est une carence très grave en matière de sécurité.
En lisant le livre, vous n'avez jamais souligné que Ben Ali avait des liaisons avec le Mossad, mais vous le soupçonnez quand même…
C'est mentionné dans le chapitre liaisons avec les Israéliens. Ce que je connais et que je peux affirmer, c'est qu'il y a eu une coopération avec les Israéliens. Il y a eu des experts qui sont venus en Tunisie dans le cadre de la coopération avec les services secrets tunisiens. Ils étaient sollicités pour des projets sur la sécurité de la frontière avec l'Algérie, surtout que les intégristes pénétraient souvent le territoire tunisien du côté algérien. Et puis Ben Ali pensait tirer profit de la haute technologie israélienne pour l'écoute des communications téléphoniques à partir des téléphones portables.
Pourtant, Ben Ali a accusé certains hauts responsables d'intelligence avec les Israéliens…
Ça c'est du Ben Ali pur. Il accuse les gens qu'il veut éliminer d'avoir des relations avec le Mossad ou avec les Libyens. Il ne s'agit pas d'une ou de deux personnes, elles sont nombreuses les personnes qui ont été faussement accusées de cela. Que ce soit Ahmed Bennour ou Chedly Hammi, tous deux anciens secrétaires d'Etat à l'Intérieur, mais au fond c'était lui et les membres de sa famille qui étaient à l'origine de ces diffamations.
Mais pourquoi ces gens-là constituaient un souci pour Ben Ali ?
Vous savez Ahmed Bennour n'a jamais pu supporter Ben Ali. Les relations n'ont jamais été bonnes. Ben Ali a été remplacé par Bennour à la sûreté nationale. Ce qui est sûr, c'est que Ben Ali n'aimait pas Ahmed Bennour et avait même encouragé le groupe palestinien radical d'Abou Nidhal à l'éliminer, suite à l'affaire de Atef Bsissou qui a été assassiné à Paris quand il avait accusé Bennour d'avoir fourni des informations, aux services israéliens pour qu'ils localisent et assassinent Atef Bsissou à Paris. D'ailleurs, il y avait des journaux tunisiens qui avaient rapporté cette version. Mais il est allé jusqu'à dépêcher quelqu'un à Beyrouth avec un projet d'article pour le publier dans la presse locale et pousser les factions radicales palestiniennes à envisager des représailles contre Bennour.
Qu'entendez-vous par ce titre « le syndrome de Carthage »?
Ce titre a été choisi simplement parce que Bourguiba n'a pas voulu quitter le pouvoir malgré son âge et la maladie, il a toujours tenu à ce qu'il reste le Président et en amendant la Constitution pour devenir Président à vie, il l' a fait de façon claire et directe. Ben Ali l'a fait autrement. Au début de son premier mandat, il disait qu'il était pour l'alternance mais à chaque fois, il faisait un amendement pour avoir le droit de se représenter. Il n'allait pas donner le pouvoir à quelqu'un d'autre. Le syndrome de Carthage est donc le fait de se cramponner au pouvoir et de ne pas le céder à quelqu'un d'autre.
A quelle logique obéit la démarche de votre récit ?
Au début, j'ai écrit le livre par ordre d'évènements classés et par ordre chronologique depuis le début jusqu'à la fin. Puis pour faire un livre en le liant à un seul corps pour que ça ne soit pas des événements disparates et indépendants, j'ai eu, l'idée avec le conseil de quelques amis, de commencer par l'événement le plus important, à savoir la destitution de Bourguiba, et d'enchaîner ensuite avec d'autres événements aussi importants pour les lecteurs. Il y a donc des événements vécus qui sont assez intéressants. Et si j'ai écrit ce livre, c'est que j'ai constaté que certains événements ont été déjà évoqués sur les colonnes des journaux et magazines auxquels manquaient des détails, des témoignages et des précisions. Je me suis dit que les Tunisiens ont droit à la vérité.
En parlant de Bourguiba, vous le faites avec respect dans votre livre. Mais en évoquant Ben Ali, vous utilisez des termes un peu plus acerbes. Pourquoi ?
Vous savez, j'ai essayé d'être un peu honnête pour dresser le portrait des deux présidents. Bourguiba avait certes des faiblesses. D'abord en décidant la présidence à vie. Ensuite Bourguiba quand il a refusé l'ouverture démocratique, ce qui est une chose qui n'est pas en sa faveur. Cela n'empêche, il reste le fondateur de la nation, de l'Etat moderne. Il était militant, grand nationaliste, il a tout donné au pays. Et quand il a quitté, il avait les mains propres. Ben Ali c'était un mafieux et on ne peut pas comparer le grand Bourguiba au petit Ben Ali.
Est-ce vous étiez au fait des agissements frauduleux et mafieux du clan Ben Ali ?
Comme tous les Tunisiens, j'ai découvert que d'aussi graves fautes et lacunes qui touchent à l'intérêt du pays telles que la corruption et le détournement de fonds. Je savais qu'il y avait certains abus mais jamais je ne pouvais imaginer l'ampleur de ces actes qui ont saigné à blanc l'économie du pays.
Vous avez évoqué l'affaire de la mort suspecte du pilote de Bourguiba. Est-ce que vous pensez qu'il est temps de procéder à une nouvelle instruction judiciaire pour établir la vérité ?
L'affaire Langar a été classée en tant qu'affaire de suicide. Mais il n'y a rien qui établit le suicide. Je le connais très bien, c'est quelqu'un qui ne boit pas, qui aime sa famille, qui respecte la religion. Ce n'est pas le genre de personne à se suicider. Dire qu'il a fait une fausse manœuvre dans la caserne pour se retrouver au fond du port, c'est quelque chose de peu probable. C'est pour cela que le ministère public doit bouger, les familles aussi doivent demander la réouverture de l'enquête. Il faut essayer pour faire éclater la vérité devant tout le monde.


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