Ils sont sortis de leur Corse pour rejoindre Djerba, qui les a accueillis avec enthousiasme, comme on accueille un ami. Dans le cadre du festival "Musiques du monde", l'ensemble Brame Di Corsica s'est produit samedi dernier, dans le patio de Dar Chérif, devant un public admirateur et attentif. Ils étaient cinq, unis par le chant comme les doigts d'une main, sapés forcément en noir, deux guitares, une mandoline et basta. Le reste réside dans leur coffre, qui renferme de la voix et de la vigueur. Un groupe dynamique, à l'image de son chef, débordant d'énergie et de fraternité, nous a offert plus que des chants polyphoniques, tout un spectacle. D'une main à l'autre, les guitares changent au gré des compositions. Les chants corses sont connus pour être ceux des bergers qui, pendant l'estive ou le séjour en montagne, racontent les faits et gestes de leur quotidien. Ils ont pour nom paghjelle, mais les paroles sont aussi celles de la résistance ou encore des airs sacrés. Et si le plus connu des groupes qui ont exporté les chants polyphoniques en dehors de l'île est le fameux i Muvrini, d'autres ensembles se sont distingués par l'affirmation de l'identité et de la solidarité avec les minorités qui luttent dans ce sens (l'Irlande, le Pays basque, etc). Brame Di Corsica est l'expression d'une association qui change d'équipe, en fonction des lieux du spectacle. A Djerba, ils étaient en nombre réduit, mais ils donnaient de la voix comme un bataillon. Credo (je crois), entamée par Michel Cacciaguena, meneur de jeu et président de l'association, annonce le genre. Une chanson qui clame haut la fraternité et l'attachement à la terre. Les vocalises se relaient en grave, en aigu, déchirant le silence épais. Pas de place pour la fantaisie, ni aux pizzicatti, une musique mâle, élégiaque, tragique. Le public retient son souffle. Rêve, un morceau qui relate les pensées d'un solitaire, suivi des sentinelles, hommes qui veillent sur les choses, les humains, passages douloureux d'une tristesse profonde. Une Fée qui accompagne mon amour, c'est la chanson du vagabond, mise en relief par la mandoline et les guitares. D'île en île Les voix se croisent, font écho aux sons des guitares, le public est en Corse, il suit le mouvement, retour en arrière, au XVIIIe siècle. Une Citadelle, édifice qui veille sur les traditions, Compagnero, un chant dans le registre militant, puissant, au rythme d'une marche, "un clin d'œil à la Révolution du Jasmin", annonce Cacciaguena, à doses fortes. Le groupe nous transmet les aspects du patrimoine corse, les chants profanes et sacrés catholiques. Le public est ravi, le concert se termine inévitablement par Diu vi salvi Regina (Dieu vous sauve, Reine) qui est historiquement un chant d'église, transformé en hymne national corse. Tout le monde est debout. Dimanche, Djerba est encore sous l'eau. Montées à plus d'un mètre de hauteur, des averses subites ont transformé Houmt Souk en île, de grosses pertes chez les commerçants qui râlent à haute voix et accusent l'Onas, la mairie et les autorités. Au soir, changement de registre et d'époque, programme médiéval. Paolo Lova est de Turin, musicien, chercheur en musique du Moyen-Age, il joue de plusieurs instruments, le luth en premier lieu, le saz, la viole, le santour, etc. Il a écumé les festivals à thème médiéval, Aigues Mortes, Avignon… La musique médiévale est modale, son origine est à chercher en Andalousie arabe, elle était jouée dans les Cours royales et dans les églises, réservée aux riches. Paolo Lova l'interprète à partir des manuscrits de l'époque qu'il traduit lui-même dans les notations musicales actuelles. Quinze morceaux au programme, où l'on voit passer les ménestrels, les trouvères et autres troubadours, des chansons d'amour, des miracles de Sainte Marie tirés d'un manuscrit du XIIIe siècle, des louanges d'un anonyme espagnol, des exaltations, une pastorelle, chanson paillarde, d'un Français également anonyme, un prologue des cantiques de Sainte Marie d'origine arabe, une dénonciation du clergé… Deux siècles, du XIIe au XIVe, illustrés en une heure et demie par le luth de Lova. Le public applaudit, avec enthousiasme, Lova. Le rideau tombe sur ce premier festival des Musiques du monde. Dehors, dans la nuit noire, le ciel gronde, des éclairs, des orages. Plus fort encore, "la musique creuse le ciel" (Baudelaire).