Parmi les stratégies mises en place pour soutenir l'existence de son pouvoir, Ben Ali, le président déchu, est allé jusqu'à créer des systèmes dans le système, dont, par exemple, «le divertissement institutionnalisé». En multipliant les festivals et en favorisant l'émergence d'un certain genre d'émissions télé ou de spectacles «divertissants», il avait pour objectif de se protéger, à la fois contre les agressions de l'art — et de l'individu, l'artiste étant l'incarnation même de l'individualisme — et celles accompagnant l'incertitude qui découle de la rencontre avec l'art, l'imaginaire et l'aventure esthétique elle-même. Face au divertissement, le public se comporte «religieusement» sans jugement, sans réflexion. En regardant les feuilletons, il s'assure que son monde est toujours le même, qu'il n'a pas bougé. En s'alarmant sur les «cas sociaux» de la télé-réalité, il se dit «ça n'arrive qu'aux autres». Au fait, tout a été organisé pour que le Tunisien «reconnaisse» le monde et non le «découvre». Le but de cette stratégie était, donc, d'ôter au peuple, et par tous les moyens, cette faculté de jugement et de réflexion. Ce dernier devait se comporter « religieusement » face au pouvoir. Pour atteindre son objectif, le «système Ben Ali» a poussé le vice plus loin. Il a bloqué toutes les issues en récupérant les acteurs culturels en mal de reconnaissance, en offrant à certains des places de choix dans le système, en mettant les «rebelles» sous haute surveillance, en créant les conflits, affaiblissant tous les secteurs concernés par la parole et l'expression, les transformant en souricières... Un chef d'œuvre. On ne finira jamais de le dire, Ben Ali a réussi son chef-d'œuvre. Car, malgré la gigantesque «prise de parole» du 14 janvier, ce chef-d'œuvre continue. Il a donné naissance à des milliers de voleurs, de violeurs, de manipulateurs et d'opportunistes. Sans aucune vergogne, ces derniers «œuvrent» encore aujourd'hui, sous de nouvelles casquettes, celles des victimes du président déchu. Le bourreau est donc parti pour céder la place à la victime. Mais la victime ne quitte son rôle que pour celui du bourreau. C'est connu. Contrairement à ce qu'on l'on pourrait peut-être penser, ce «système», cet «ordre» que l'on croyait enfin ébranlé, n'a fait que se «découvrir», comme une bouche d'égout qui déborde... D'innombrables voix, jusque-là ignorées, surgissent et s'élèvent face à l'anonymat tout-puissant du système, et à la tyrannie abstraite des structures établies. D'innombrables « je » se prêtent aux micros, prétendant détenir la vérité. D'autres, jusque-là ignorés, s'en vont en guerre au nom de la morale et de la religion. On a l'impression que «l'ordre», où tout est en place, compartimenté, défini, étiqueté, qualifié d'avance, frustrant, bien sûr, mais rassurant parce qu'il domine, enveloppe et enserre l'individu, n'est plus. Quel meilleur scénario que celui-là ? Faire croire au changement, provoquer le désordre, faire croire au danger, substituer, enfin, la souricière par le fameux triangle : Persécuteur, Victime, Sauveur. Les acteurs qui ont ce «mal-à-dire» (maladie) étaient prêts à entrer en scène. Le rideau s'est levé sur un troisième acte. Le premier a tenu 30 ans, le deuxième, 23. Le troisième se déroule, comme au théâtre, ici et maintenant.