Lénaïg Bredoux & Mathieu Magnaudeix Les relations entre une ancienne puissance coloniale et l'ex-pays colonisé sont souvent compliquées. Un courant de pensée, « le post-colonialisme », s'est d'ailleurs penché, depuis la moitié du siècle dernier, sur le décryptage de ces liens au sein desquels s'entremêlent le politique, le culturel et l'affectif. Qu'en est-il des liens franco-tunisiens ? Plutôt complexes, nous répondent L. Bredoux et M. Magnaudeix dans leur enquête sur les réseaux franco-tunisiens sous Ben Ali, enquête basée sur une centaine d'entretiens avec des personnalités tunisiennes et françaises de tous horizons. Au-delà des investigations particulièrement minutieuses menées par les journalistes français de Mediapart en vue de jeter un éclairage précieux sur des zones d'ombre jusque-là inaccessibles au commun des observateurs, le livre a surtout le mérite de présenter au lecteur une vision globale et assez structurée qui décrypte, au fil des pages, la complexité des relations franco-tunisiennes. Ce n'est qu'au terme de la lecture du livre, lecture passionnante malgré l'enchevêtrement des témoignages et des personnages, que l'on se rend compte que durant « les années Ben Ali », on n'était pas en présence d'un simple réseau franco-tunisien qui gérait les rapports entre les deux pays, mais plutôt en présence d'une pyramide binationale. A son sommet, se trouvaient aussi bien « les politiques architectes » de la doctrine en faveur de l'ancien régime, que des politiciens subalternes aux idéologies différentes. Ceux-ci étaient chargés d'en faire la propagande. Des diplomates parfois chevronnés, d'autres maladroits, la mettaient en pratique, au moment où des affairistes boulimiques qui cherchaient à consolider et fructifier leurs intérêts, des journalistes, des intellectuels et des artistes « hédonistes » maquillaient la réalité du régime tunisien, ou du moins essayaient de présenter le bon côté des choses, inspirés par les délices de la côte carthaginoise... Dans cette machine pyramidale, les éléments sont étroitement liés et les parties sont à la fois parties prenantes et bénéficiaires, à telle enseigne qu'il est difficile de déterminer, avec la rigueur et la prudence du droit, les responsabilités de chacun. Cependant, et malgré le bénéfice du doute qu'elles auraient pu invoquer, certaines personnalités françaises, encore influentes aujourd'hui, font leur mea culpa dans le livre. Obnubilées par la prétendue stabilité du régime et par le mythe de sa capacité à lutter contre l'intégrisme religieux et le terrorisme transfrontalier, elles avaient défendu un système autoritaire qui avait assujetti le peuple tunisien pendant plus de deux décennies, et ce, dans l'indifférence, voire la complicité de l'Elysée, du Quai d'Orsay et de « Dar al-Kamila » (résidence des ambassadeurs de France à La Marsa). Et maintenant ? Quel avenir pour les relations franco-tunisiennes après la chute du régime Ben Ali et la dislocation progressive de son système ? « L'heure est peut-être enfin venue – disent les auteurs – d'un affranchissement de l'ancienne puissance coloniale ». Les ruines de l'ancien réseau pyramidal franco-tunisien, qui ont apparu dès l'aube de la Révolution tunisienne, attestent sans doute de la naissance d'un nouveau monde dans lequel les connexions entre Paris et Tunis se doivent d'être repensées sur de nouvelles bases.