«Quand j'étais élève et puis étudiant, certains enseignants de l'époque qualifiaient Mustapha Khraïf de «fou», Mnaouar Smadeh d'«ivrogne»... et même les poèmes d'Abou El Kacem Chebbi étaient un peu interdits à l'école…Plus tard, j'ai entendu dire que Hassen Housni Abdelwaheb est un traître... On dirait qu'on a honte de ces auteurs et ça continue jusqu'à aujourd'hui…», a souligné l'écrivain Ezzedine Madani, vendredi dernier au club Tahar-Haddad, au début de la présentation de son nouvel ouvrage, Œuvres de Ali Douagi, publié par Beït El Ibdaa El Arabi, à l'occasion du centenaire de cet artiste autodidacte (1909-1949 ). En effet, la non-reconnaissance de la valeur des écrivains tunisiens du siècle dernier, relégués au rang de «marginaux», ne date apparemment pas d'aujourd'hui. C'est pourquoi «la culture doit être fière de ses hommes», insiste Madani. Pour lui, la reconnaissance ne peut être possible sans une réelle volonté de collecter tous les écrits de ces auteurs exceptionnels et de réécrire leurs biographies. Des milliers d'œuvres sont éparpillés, volés ou tout simplement disparus. L'histoire littéraire s'effrite, d'une année à une autre, et tombe dans le gouffre de l'oubli. «Où sont les maisons d'édition ? Pourquoi elles ne font rien pour sauver ce patrimoine littéraire ? La politique change. Mais ce qui reste c'est la culture et la civilisation», ajoute le conférencier d'un ton grave. Abordant l'histoire de sa découverte de l'écrivain Ali Douagi, Ezzedine Madani raconte que c'est en fouinant dans les anciens journaux des années 30 qu'il a découvert «Aloulou». «Je ne l'ai pas connu, hélas. Ali Douagi est décédé le 24 mai 1949, à l'âge de 40 ans», indique Madani. Il n'empêche, entre cet artiste et lui, une grande passion est née. Ezzedine Madani est d'abord intrigué par ce personnage d'une extrême intelligence, qui a pu défier les professeurs agrégés et les docteurs littéraires. «Feu Mahmoud El Messâadi a vu en lui un auteur prodige. Il m'a raconté un jour comment cet auteur, qui n'a jamais fréquenté les bancs d'école, l'a ébloui par son œuvre Raîi Al Nojoum (Le Pâtre des étoiles), une pure merveille», témoigne encore Madani. Effectivement, Douagi a donné la preuve que la culture n'a pas forcément de rapport avec les diplômes. Il écrit en suivant les pulsations intimes de la société. Au moment où les intellectuels de l'époque s'inspiraient de l'écriture de Jahedh, Douagi s'activait pour créer son propre langage. Il peint son quotidien avec les mots de tous les jours qu'il invente parfois et compose ses textes avec le rythme des chants des travailleurs. Il parle en dialecte et en arabe littéraire et utilise souvent un style caricatural à la fois humoristique et comique. Ali Douagi a rédigé de nombreux articles de presse. Il a d'ailleurs fondé le journal Essour. Il a été également l'auteur de plusieurs chansons dont la plupart ont été composées par Khémaïes Tarnène et Mohamed Triki et interprétées par Hédi Jouini, Sadok Thraya et le monologuiste Salah Khémissi. Il a écrit des nouvelles parues à la une de certains journaux de l'époque. Elles sont pour la plupart recueillies, par Ezzedine Madani, dans un recueil Sahirtou Minhou Al Layali (Autant il m'a éveillé des nuits). Ce dernier a également publié Taht Essour. Grâce à ces deux livres, les textes de Ali Douagi ont été inscrits dans les programmes scolaires et universitaires. «Cet artiste a aussi écrit 132 pièces radiophoniques dont la plupart ont disparu ou ont été attribuées à d'autres. Douagi est une grande victime du plagiat. On oublie souvent que la célèbre pièce Haj klouf est son œuvre, que les paroles de la chanson Hobbi yetjedded sont aussi les siennes», précise encore Ezzedine Madani. Pour lui, l'hémorragie de la non-reconnaissance continuera à saigner à blanc la culture tunisienne si on ne réhabilite pas dès maintenant nos penseurs et nos intellectuels par respect à ce qu'ils ont donné, sans contrepartie, à la Tunisie.