A quelques jours à peine des événements qui avaient provoqué l'émotion dans l'enceinte et aux abords de l'Université de La Manouba, et qui avaient déjà suscité l'indignation en raison de la passivité des forces de l'ordre face à des salafistes qui avaient profané le drapeau national et terrorisé la population estudiantine au nom d'un Islam à leur mesure, voilà donc que nous nous retrouvons dans une situation analogue... Mais cette fois dans l'espace public, en plein centre-ville, et cette fois avec des jeunes venus célébrer la Journée mondiale du théâtre dans le rôle de la cible de l'intimidation et des agressions... Les événements qui se sont produits dimanche dernier sur l'avenue Habib-Bourguiba n'ont pas manqué de susciter des réactions de la part des partis politiques et de la société civile. D'autant qu'à côté de ces actes de violence, nous avons eu droit à des harangues comportant des appels au meurtre contre les Juifs qui, en dehors du fait qu'ils sont des êtres humains et qu'ils ne sont pas forcément responsables de la politique israélienne à l'égard de nos frères palestiniens, sont aussi nos concitoyens et habitants de ce pays depuis des milliers d'années... Le mouvement Ettajdid a publié d'ailleurs un communiqué à ce propos précis dans lequel il «fustige ces menaces, s'indigne contre ces propos inadmissibles et renouvelle l'expression de sa solidarité totale avec nos concitoyens de confession juive»... Un communiqué analogue a été publié par Ettakatol, rappelant que la terre de Tunisie a été une terre de tolérance et d'harmonie à travers les siècles, et qu'il appartient à tout citoyen fier de son appartenance de renforcer cette vocation et de consacrer les sentiments de fraternité et de cohésion, loin de tout esprit de discrimination et de division. Un autre communiqué parvenu au journal est celui du mouvement Kolna Tounès qui, sur une question pareille, ne pouvait pas se taire. Sa position pointe un doigt accusateur en direction des autorités: «Comment est-ce que les forces de l'ordre ne sont-elles pas intervenues lorsque la manifestation des salafistes, bien qu'autorisée, s'est transformée en tribune publique pour appeler à la violence et inciter à la haine et au meurtre et comment n'ont-elles pas arrêté les responsables ?». Une position qui rejoint celle du Parti démocratique progressiste qui considère que le ministère de l'Intérieur «a failli à sa responsabilité dans la protection du citoyen et la préservation de la liberté de pensée, de créativité et de liberté d'expression». La question de l'impunité des salafistes, tant de fois évoquée, reste donc posée et, avec elle, l'attaque de quelques-uns, au nom du sacré, contre la liberté de pensée et de confession des citoyens tunisiens. Mme Leïla Toubel, comédienne qui était présente lors des incidents et qui a été reçue par le président de l'Assemblée constituante, déclare au sortir de cette entrevue : «Nous n'avons pas l'intention de renoncer aux libertés pour lesquelles nous avons lutté... En tant qu'artistes et en tant que citoyens, nous avons souffert dans le passé, et nous avons milité à notre manière pour arracher ces libertés... Nous avons été traités de mécréants... Mais la Tunisie est une Tunisie avec son art et avec son Islam...» La comédienne, qui affirme que le ministère de l'Intérieur «s'est permis d'accorder l'autorisation à deux manifestations différentes à la même heure et à la même place», rappelle que l'artiste est porteur d'un espoir citoyen et que l'art en général, «n'est pas dissociable de notre société et de celle de nos enfants»... Pour elle, il eût été souhaitable que la mobilisation de la société civile se concentre sur des questions urgentes telles que celle de la pauvreté dans les régions — on déplore une «diversion» avec les problèmes suscités par les salafistes — toutefois, et vu les circonstances, «les gens doivent prendre la parole aujourd'hui... La mobilisation est nécessaire !» Enfin, on notera que le gouvernement a lui-même exprimé sa position à l'égard des événements, en laissant apparaître une certaine discordance, pour ne pas dire une discordance certaine. En effet, si le ministère de l'Intérieur considère que «aucune violence n'a été enregistrée au cours des deux manifestations», le ministère de la Culture parle «d'actes de violence commis par des manifestants contre des hommes de théâtre», qu'il condamne tout en réaffirmant «sa profonde détermination à préserver la liberté d'expression et de création culturelle et artistique»...