Monsieur le ministre, ce qui s'est passé, dimanche dernier sur la grande avenue de la capitale, n'honore pas notre pays. Les images (reportages) transmises à travers les chaînes satellitaires et le réseau Internet vont faire que la plupart de vos collègues, à travers les quatre coins du monde, auront à se méfier de vous d'une manière indubitable ou, tout au plus, avoir quelque compassion pour la manière dont vous avez laissé nos artistes saltimbanques courir un tel danger. La «culture», à travers ce gouvernement provisoire, ne serait-elle qu'une simple vitrine, une façade mensongère (que se trame-t-il derrière?), une sorte de mur de Berlin rabougri à l'Est et étonnamment colorié et optimiste à l'Ouest? Ce qui s'est passé, dimanche dernier, sur l'avenue Habib-Bourguiba est honteux et indigne d'un pays révolutionnaire comme le nôtre. On a vu ainsi des milliers de salafistes, sans doute encouragés par monsieur Rached Ghanouchi, rassemblés depuis dix heures du matin pour gâcher la fête et empêcher l'autre foule — celle des artistes du quatrième art — de célébrer dans l'allégresse, et deux jours à l'avance, la Journée mondiale du théâtre. En tant que ministre de tutelle — tutelle légale de tous les secteurs de la culture et des arts —, vous auriez dû être présent à cette manifestation et, ne serait-ce qu'à travers une petite allocution, calmer le jeu. Vous ne l'aviez pas fait, Monsieur le ministre et cela est bien dommage! Vous auriez pu, au moins, et vous en aviez largement le temps, contribuer à exiger d'urgence, une protection vigilante à ces malheureux artistes qui vivent dans la vexation depuis des décennies. De fiers artistes des planches, traités maintenant de «koffars» et qui ont été bousculés, brutalisés, malmenés, rudoyés par une meute de barbares, saccageant tout sur leur passage. Votre devoir, Monsieur le ministre, aurait été d'intimer l'ordre à votre collègue de l'autorité ministérielle de l'Intérieur, d'assurer le déroulement normal de cette manifestation légale et qui n'a jamais encouru un tel danger, même durant les années de la pire des dictatures. Empêcher de tels dérapages, alors que les forces de l'ordre n'ont pas bougé le petit doigt. Monsieur le ministre, de Si Chedly Klibi à vous, j'ai connu la plupart de vos collègues. Et il y en avait des bons et des moins bons. Des hommes courageux et moins courageux quand il fallait défendre les bonnes causes de la culture et des arts. Si Chedly Klibi, en janvier 78, au plus fort des émeutes, était parmi les artistes plasticiens à la galerie Irtissem lors d'un manifeste que le collectif de cet espace avait entrepris de publier dans les journaux, pour revendiquer une part de leur liberté. Idem pour la galerie Attaswir. Deux espaces aujourd'hui disparus. Il y a quelques semaines, j'avais dit du bien de vous, lors de votre passage à la chaîne Tounsia : le sociologue qui rappelait autant Malraux que Lang. Vous aviez émis des idées personnelles et originales quant aux actions que vous alliez entreprendre. J'attends encore. Nous attendons encore. Ce qu'il y a de bon dans le domaine de la sociologie — alors que de mon temps, on la traitait de «science des ânes»! — c'est que c'est comme dans le domaine du journalisme: on est à sa fenêtre et on se regarde, en même temps, passer dans la rue. Il faut être partout… Dimanche dernier, nos artistes voulaient célébrer le théâtre dans toute sa splendeur. Splendeur de ces comédiennes et comédiens qui savent nous faire rire ou pleurer, réfléchir et rêver, qui nous mettent du baume dans le cœur et qui nous offrent, (c'est Léo Ferré qui le disait) «une bonne crêpe en ciment, tellement on y a mis des tonnes de sentiments». Dimanche dernier, nos artistes voulaient célébrer la diversité pour refouler les différences. Mais les empêcheurs de s'exprimer ont rendu l'atmosphère mortifère. Selon Monsieur Jack Lang auquel vous vous êtes référé, «le ministère chargé de la culture a pour mission de permettre à tous les citoyens de cultiver leur capacité d'inventer et de créer, d'exprimer librement leur talent…». Attendons voir comment les choses vont évoluer… avec vous, bien évidemment!…