Par Soufiane BEN FARHAT L'entrevue d'avant-hier de Béji Caïd Essebsi avec Samir Dilou n'est guère passée inaperçue. Selon le ministre des Droits de l'Homme et de la Justice transitionnelle, BCE considère qu'il est inutile d'éplucher les vieux dossiers et de remettre à l'ordre du jour les conflits d'un passé lointain. A l'entendre, «aborder l'histoire est du ressort des historiens. L'étape actuelle exige de concentrer les efforts sur la résolution des problèmes politiques et sociaux et d'entamer les chantiers de réforme». M. Dilou considère cette position de «défendable et originale». Elle «diffère de la tendance générale de ses précédentes rencontres avec les partis politiques, les organisations et les personnalités nationales qui ont insisté sur la nécessité d'ouvrir les vieux dossiers, de réécrire objectivement l'histoire et d'inclure l'intervalle séparant les deux Assemblées constituantes (1956 et 2011) dans le champ de la justice transitionnelle». La question est cruciale. Depuis quelques semaines, les appréciations se télescopent à ce propos. De nombreuses personnes, en mal de deuil ou en quête de reconnaissance, frappent à la porte de la mémoire collective. Beaucoup le font dans la crispation et la douleur. Qui pour être réhabilité, lui ou les siens. Qui hanté par la mort, les tortures et la déchéance. Qui pour exorciser de vieux démons de la souffrance et de l'humiliation dont il n'arrive pas à se départir. Qui par principe et souci de justice et d'équité. Qui nourri d'animosité à peine dissimulée et par pur esprit de vengeance. Diverses, les motivations ne sont pas toujours explicites. Le plus souvent sourdes et implacables, elles ne s'expriment guère en public. Toujours est-il que, quelles que soient les motivations des uns et des autres, la vérité gagne à ne point demeurer refoulée. Parce que le refoulement crée la frustration, et celle-ci fonde de véritables névroses. Les remontées du refoulé à la surface sont toujours violentes et désastreuses. Les destins individuels ou collectifs en pâtissent. Ce n'est guère notre apanage. Aux Etats-Unis d'Amérique, la guerre civile (1861-1865) divise toujours. Les Nordistes et les Sudistes sont toujours aux prises les uns avec les autres. Ce n'est qu'en 1994 pour que les deux parties sont convenues d'ériger un monument commun aux victimes à Gettysburg. Dans un article du Figaro, l'historien américain Adam Goodheart est catégorique : «Nous avons besoin d'histoires partagées pour cimenter la nation» dit-il. Un autre historien, Burton Kummerow, estime qu'«aujourd'hui, nous comprenons qu'il n'y a pas eu vraiment de bons et de méchants dans cette affaire, juste des braves traversant une tragédie en plusieurs actes». En Espagne, le procès du juge Baltasar Garzon, en février, a ravivé la guerre des mémoires sur la nature du régime franquiste. Les uns estiment qu'il était dictatorial tandis que d'autres croient qu'il n'était qu'autoritaire. Chez nous aussi, les interrogations lancinantes demeurent. Pourtant, nous ne sommes guère à l'abri des brutales interversions des rôles. Il y a un peu plus de vingt ans, qui osait publiquement souscrire que Bourguiba était un grand homme ? C'est dire la difficulté de la bataille des mémoires en gestation sous nos cieux. Pour l'instant, elle s'annonce sous la couleur du conflit entre les partisans de Bourguiba et ceux de Ben Youssef. Le combat de la relation et de l'interprétation des faits promet d'être particulièrement âpre. D'autres rounds et bras de fer à caractère historique sont escomptés à court et moyen termes. Aujourd'hui, la difficulté ne provient pas tant des faits que des hommes. A observer de loin, on décèle les ressorts psychologiques et affectifs passionnés et torturés des protagonistes. Ils se situent de prime abord aux antipodes les uns des autres. Mais ils épousent les mêmes postures, les mêmes affirmations à l'emporte-pièce, les mêmes aveuglements, dénis ou intoxications. Et c'est là tout le paradoxe et le drame.