Par Soufiane BEN FARHAT La célébration des douloureux événements du 26 janvier 1978 est passée presqu'inaperçue sous nos cieux. Encore une fois, l'histoire est escamotée. Les jeunes ne savent pas, leurs aînés sont amnésiques et ceux qui tiennent le haut du pavé semblent avoir la mémoire sélective. Derechef, se pose la question de notre mémoire collective. Elle est soit éludée, soit détournée. Pourtant, le passé est le passé. L'une des règles d'or du journalisme qui se respecte consiste à dire que les faits sont sacrés et que le commentaire est libre. Soustraire la relation des faits, équivaut à étouffer la vérité. Et, en la matière, rien n'est innocent. Car, bien souvent, tel qui s'échine à maintenir des faits historiques sous la chape de plomb du silence malveillant, jubile à magnifier d'autres séquences historiques. Ici plus qu'ailleurs, on n'est jamais si bien servi que par soi-même. Desservi à bien y voir. L'histoire, toute histoire est un patchwork. Toutes les forces contradictoires de la vie s'y investissent. Et plus on assume le contradicteur plus on atteint la plénitude de soi. L'exemple des événements du 26 janvier 1978 est édifiant. La grève générale décrétée ce jour-là par l'Union générale tunisienne du travail (Ugtt) et tout ce qui s'ensuivit marquèrent profondément le pays et les consciences. Toute une génération de syndicalistes, de militants politiques démocrates et associatifs s'y trempa. L'Ugtt devint alors le creuset des luttes sociales et démocratiques dans la Tunisie indépendante. Auparavant, la centrale syndicale avait cimenté, avec le Néo-Destour, la lutte pour la libération nationale. Dans le communiqué publié avant-hier pour la circonstance, l'Ugtt a souligné «la formidable jonction (en 1978) entre les syndicalistes, le mouvement démocratique représenté par le Ligue tunisienne pour le défense des droits de l'Homme, les forces de l'opposition, sa presse libre et ses avocats». Il faudrait y ajouter le mouvement estudiantin, dont les dirigeants vivaient alors dans la clandestinité. Les journalistes furent, eux aussi, pris à partie par le pouvoir dans la tourmente. Avec une matrice sociale aussi bien étoffée, on comprend l'ampleur des événements d'alors. Le ver était déjà dans le fruit et le régime chancela quelques années plus tard. Il faudrait cependant déplorer l'étrange silence observé autour des événements du 26 janvier 1978. Cela dure depuis presqu'un quart de siècle. Même des acteurs des événements de premier plan –dont d'éminents syndicalistes- observèrent par moments un affligeant mutisme. Le pouvoir déchu y était pour quelque chose. Quelques uns de ses premiers ténors étaient directement impliqués dans la tragédie. Leurs mains sont couvertes du sang des victimes, les martyrs tombés par centaines, les blessés, les torturés, les prisonniers. On décida donc d'éluder le sujet qui fâche. Dans son communiqué commémoratif, l'Ugtt a exigé l'ouverture d'une enquête sur les assassinats et les tortures subis par un grand nombre de Tunisiens en 1978. La centrale syndicale a également réclamé de rendre justice à leurs familles et de les réhabiliter en leur qualité de militants pour la liberté et la dignité. C'est d'autant plus urgent que le décret portant création et fixation des attributions du ministère des Droits de l'Homme et de la Justice transitionnelle vient d'être publié. Son article 3 stipule bien que le ministère est chargé d'examiner les atteintes aux droits de l'Homme dans le passé. Il va sans dire que cet examen requiert plus que l'action ministérielle proprement dite. Témoins, historiens, journalistes et associatifs doivent être appelés à la rescousse. Les impératifs de la justice transitionnelle présupposent cela. Jusqu'ici, des centaines de familles n'ont pas encore fait leur deuil de leurs chers tombés en 1978. Des milliers de personnes sont toujours traumatisées par le souvenir d'une tragédie vécue dans leur chair mais épanchée en profondeur. L'histoire est toujours en suspens. Il appartient à tous de la réhabiliter dans sa plénitude. Sinon, les mutilations n'en finiront guère de torturer dans les recoins les plus sombres de notre moi collectif.